Penser la criseNarrations de la fin, fin de la narration

Penser la crise / Narrations de la fin, fin de la narration
A qui peut-on bien raconter la fin du monde quand il n’y a plus personne pour écouter? Dans „The Road“, Cormac McCarthy explore (entre autres) ce paradoxe.

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Jamais l’imaginaire de la fin n’était autant à la mode que de nos jours. Entre accidents nucléaires, pandémies ravageuses ou catastrophes nucléaires, l’imaginaire de la fin est aussi varié que les paysages en ruine qu’il évoque sont monotones. Le Tageblatt a passé des jours dans les mondes de cendres et de débris des romanciers contemporains pour décortiquer les phénomènes récurrents du sous-genre … et vous faire comprendre que la fin du monde, la vraie, ça n’est pas encore pour demain.

Ici vous trouvez le second article de la série.

L’une des antinomies du récit post-apocalyptique, c’est de continuer à raconter alors qu’il n’y a plus rien à dire ni personne à qui confier ce rien: au cœur de la noirceur de la fiction post-apocalyptique reste une sorte de foi inébranlable en l’acte de raconter. L’acte de la narration se fait en dépit de, mais il se fait malgré tout. Le défi est de taille: les récits post-apocalyptiques doivent d’abord faire oublier au lecteur qu’en véritable situation de fin du monde, il n’y aura plus de narrateur pour consigner le récit ni de maison d’édition à le publier ni même d’imprimerie pour l’imprimer. Un auteur comme Antoine Volodine joue d’ailleurs sur la déclivité de la circulation des textes littéraires: dans „Dondog“, le personnage éponyme invente des autobiographies qu’il rédige sur des feuillets de journal et qu’il glisse „sur les rayonnages de la bibliothèque, entre les volumes officiels“. Quand il arrive aux personnages volodiniens de déclamer leurs textes, ils le font souvent en face d’un public constitué de blattes et d’araignées.

Ces fictions doivent ensuite concilier un deuxième paradoxe: si le récit post-apocalyptique était un récit formellement réaliste, il embrasserait le délitement de toute chose et refuserait de s’adonner à une narration savamment orchestrée. Or, la plupart des fictions connaissent une structuration succincte, avec un arc narratif qui se dirige d’un début vers une fin en passant par maints détours et péripéties. La fiction de la fin raconte souvent de façon structurée l’absence de toute structure. Le philosophe Frank Kermode distingue deux temporalités – le chronos, temps qui passe sans être mis en forme, et le kairos, le temps structuré du récit. Les fictions post-apocalyptiques se trouvent dans une tension incessante entre ces deux temporalités.

Quelles narrations pour la fin du monde?

Cette tension se traduit par une temporalité redondante ou paradoxale: ces fictions commençant avec la fin (du monde), elles s’acheminent soit vers une deuxième fin, soit vers un renouveau – dans „Trois fois la fin du monde“, Joseph trouve la paix en tant que dernier homme dans la zone contaminée, „In the Country of Last Things“ et „Station Eleven“ s’achèvent sur un départ incertain vers un ailleurs tout aussi vague et „The Road“ se termine par la mort du père au moment où le fils découvre une autre communauté de survivants. Cette façon cyclique de narrer est à la fois paradoxale et cohérente: puisque, comme dans le film „Memento“, ça commence avec la fin (de tout), à quoi bon conclure une deuxième fois? Seule exception, „I am Legend“ se termine avec la mort définitive du dernier homme sur Terre. Les producteurs de l’adaptation filmique (avec Will Smith et un berger allemand) n’ont pas voulu d’une telle conclusion radicale, raison pour laquelle la fin du film ressemble à celle du roman de Cormac McCarthy.

Les fictions post-apocalyptiques sont généralement classifiées comme sous-genre de la science-fiction, puisque leurs mondes fictionnels sont des futurs extrapolés de notre monde présent. Leurs univers futuristes sont archaïques – au lieu de mettre en scène de rutilants vaisseaux spatiaux et autres merveilles du progrès technologique, leurs visions futures sont des retours en arrière où de sanguinolents troglodytes chassent les derniers survivants. Or, comme pour tout récit de science-fiction, l’une des questions narratives centrales est de savoir où et quand ça se situe – et comment on a pu en arriver là.

La datation incertaine

Une fiction située dans le futur doit faire comme s’il était naturel qu’elle s’y passât – pour le narrateur et son destinataire fictionnel, ce futur est le présent – alors que, pour des raisons pragmatiques évidentes, l’auteur doit faire comprendre au lecteur ce qui s’est passé entre le présent du lecteur et l’extrapolation fictionnelle. De là résulte une communication duelle inhérente à toute fiction mais que le récit science-fictionnel en général et le récit post-apocalyptique en particulier exacerbent particulièrement.

Dans „L’empire du pseudo“, le chercheur Richard Saint-Gelais donne à lire plusieurs façons de remplir les trous entre notre présent et celui du narrateur. La méthode didactique, qui consiste simplement à retracer, tel un historien du futur, les différentes étapes entre le réel que nous connaissons et les décombres de l’avenir, est peu spectaculaire et mimétiquement illégitime: un récit réaliste n’expliquera pas non plus en long et en large à son lecteur qu’en septembre 2001, les tours du WTC s’effondrèrent à la suite d’une attaque terroriste. Il se justifie toutefois pour des récits comme „Ostwald“ ou „Trois fois la fin du monde“, qui commencent dans notre monde – ici, le basculement dans l’apocalypse se fait au cours du récit, le lecteur accompagne la fin du monde.

L’incipit de „Station Eleven“ se situe dans le monde présent: alors qu’il incarne le roi Lear, l’acteur Arthur Leander souffre d’une crise cardiaque et meurt sur scène. Cette mort scénique coïncide avec le début de l’apocalypse, puisque c’est parallèlement à cette mort que la grippe de Géorgie commence à faire ses ravages. Le roman opérera ensuite de constants aller-retours entre le monde d’avant la fin et le monde de la fin, remplissant peu à peu les vides sémantiques entre les vingt années d’écart. Pour éviter d’enfoncer les portes ouvertes du futur, les auteurs doivent biaiser: ici et là, ils sèment des indices, l’ingéniosité consistant à faire comme si le lecteur connaissait déjà telle ou telle altérité du monde fictionnel tout en les lui expliquant quand même, le récit comptant sur ce qu’Umberto Eco appelait la capacité inférentielle du lecteur pour remplir les ellipses.

La question du destinataire

Une autre façon de rapprocher les deux mondes consiste à jouer sur la situation d’énonciation. Le texte de „In the Country of Last Things“ consiste en une longue lettre qu’Anna Blume adresse à son amant, qui ne connaît rien au „pays des dernières choses“ – il est donc logique qu’elle lui explique en détail les particularités de cet étrange pays dans lequel elle a atterri. Cette lettre, Anna Blume l’écrit dans un carnet dont elle sait pertinemment que l’amant ne le recevra pas – le lecteur en est bien conscient lui aussi, qui remercie néanmoins l’auteur d’avoir utilisé le dispositif de l’objet (non) trouvé pour lui faciliter l’immersion dans l’univers du roman.

Dans „Trois fois la fin du monde“, les changements entre narration homodiégétique (l’on a un narrateur qui dit „je“) et un récit à narrateur omniscient s’expliquent par la présence insidieuse d’une communauté qui semble observer la solitude de Joseph Kamal – et qui veut qu’il la rejoigne. C’est d’ailleurs une astuce commune à nombre des récits du corpus – la perspective d’un retour à la civilisation légitime a posteriori ces récits, qui deviendront du coup les récits fondateurs d’une nouvelle humanité.

Chez Eric Chevillard, Albert Moindre se fait pareillement l’historiographe d’une civilisation sur le déclin jusqu’au moment où, obsédé par l’idée de „réintroduire l’orang-outan dans nos contrées“, il conditionne ses proches à simuler les mœurs et comportements du quadrumane disparu. Cette parodie d’une mutation darwinienne de notre espèce n’est pourtant guère concluante: „J’aurais dû attendre que les volontaires soient un peu plus aguerris pour lâcher le tigre (…), ennemi héréditaire de l’orang-outan et son plus cruel prédateur.“ 

A quoi bon – pourquoi raconter?

Depuis toujours, la fin du monde fascine les écrivains. Puisque nous sommes dans l’impossibilité de vivre et de témoigner de notre propre mort, la fin est quelque chose qui résiste à la mise en récit. Le désir de mettre en scène la fin correspond aussi au désir, solipsiste et mégalomaniaque, de s’imaginer sa propre mort – mais de se l’imaginer en grandes pompes, avec un effondrement total, un peu comme dans „Le roi se meurt“ d’Ionesco. Car il est vrai que quand nous mourrons, l’univers – ou plutôt notre perception de l’univers – s’effondre avec nous.

Ainsi, la mort rend indistincte la distinction entre point de vue interne et point de vue objectif. La distinction entre épistémologie – la science de ce que nous pouvons connaître – et ontologie – la science de ce qui est – cesse d’être opératoire: quand nous mourons, nous avons fini de connaître, puisque nous cessons d’être. „Quand on meurt, c’est comme si tout le monde mourait aussi“, dira le mendiant beckettien au beau milieu de „La route“. Cette indistinction entre vie et mort, entre le moi et le collectif mène, chez Antoine Volodine, à une narration éclatée, où les voix des mourants se chevauchent et fusionnent dans une collectivité nouvelle, où l’individu se fonde dans le collectivisme d’un nous égalitaire. Quand tombent les cloisons de l’individualisme, quand chacun baigne dans la même suie du désastre, s’ouvre la possibilité d’une nouvelle solidarité.

„Sur cette route, il n’y a pas d’hommes du Verbe. Ils sont partis et m’ont laissé seul. Ils ont emporté le monde avec eux. Question: quelle différence y a-t-il entre ne sera jamais et n’a jamais été?“ Finalement, c’est pour contrecarrer les doutes de l’homme de McCarthy que des voix narratives continuent à raconter. A défaut de mettre en place un nouveau récit fondateur qui puisse accompagner l’homme dans son errance sur Terre, ces voix se livrent, dans une joyeuse indistinction entre ce qui est peut-être, „ce qui ne sera jamais“  et „ce qui n’a jamais été“, au pur plaisir du verbe et de la fiction.

Imaginer la fin

Dans cette série, nous présentons une sélection non-exhaustive de fictions apocalyptiques. Parce que leurs narrations sont très souvent similaires, nous nous focaliserons sur des sujets récurrents et analyserons à tour de rôle (1) quels mondes ces fictions décrivent, (2) quels modèles sociétaux persistent, (3) quelles formes alternatives de la narration se constituent et (4) quelle fonction le langage continue à assumer quand le monde tombe en ruines. Les références bibliographiques seront publiées à la fin de la série.