Penser la crise, lire … des fictions apocalyptiques Sociétés de la fin, fin de la société

Penser la crise, lire … des fictions apocalyptiques  / Sociétés de la fin, fin de la société
L’homme est devenu un prédateur pour l’homme Photo: Pixabay 

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Jamais l’imaginaire de la fin n’était autant à la mode que de nos jours. Entre accidents nucléaires, pandémies ravageuses ou catastrophes nucléaires, l’imaginaire de la fin est aussi varié que les paysages en ruine qu’il évoque sont monotones. Le Tageblatt a passé des jours dans les mondes de cendres et de débris des romanciers contemporains pour décortiquer les phénomènes récurrents du sous-genre … et vous faire comprendre que la fin du monde, la vraie, ça n’est pas encore pour demain.

Ici vous trouvez le premier article de la série.

Ici vous trouvez le troisième article de la série.

Les fictions post-apocalyptiques sont souvent des fictions de la solitude, du confinement. Ce confinement, contrairement à celui que nous nous imposons aujourd’hui, n’est pas choisi. Dans la plupart de ces fictions, les autres citoyens ont été emportés par un incident nucléaire, une guerre, un nettoyage ethnique, un virus ou une catastrophe naturelle, quand ça n’est pas une absurde combinaison de tout ça, selon le principe qu’une apocalypse peut en cacher une autre: dans „De profundis“, les gens meurent ou bien d’Ebola III ou alors ils sont exécutés par une des sectes qui sèment la terreur à Bruxelles. Dans „Station Eleven“, les choses sont temporairement décalées – l’humanité meurt d’abord du virus, puis les survivants se regroupent en sectes et massacrent d’autres rescapés.

Parce que les denrées alimentaires sont devenues rares, les survivants ne se font plus aucune confiance : l’homme est devenu un prédateur pour l’homme. Il est assez rare que de nouvelles sociétés se forment – une fois la civilisation effondrée, on observe un retour à l’état de nature qui, dans l’opposition philosophique entre Rousseau et Hobbes, penche plutôt vers le pessimisme d’un Hobbes. „Trois fois la fin du monde“ est le seul roman du corpus à faire preuve d’un optimisme rousseauiste: alors que l’univers carcéral est une succession d’humiliations, de violences indicibles et de hiérarchies brutales et que la seule et unique rencontre humaine en zone contaminée se termine par un meurtre, Joseph retrouve le calme et l’innocence en milieu naturel – jusqu’à ce que l’homme finisse, un peu comme dans „Into the Wild“, à lui manquer. C’est d’ailleurs l’un des écueils de cette robinsonnade que d’être un peu trop manichéenne et prévisible.

Quelles sociétés pour la fin du monde?

Ailleurs, le „Léviathan“ de Hobbes est à l’œuvre – si des groupuscules sociaux fragmentaires se forment, c’est par intérêt commun, qui est souvent de pure survie, selon la triste logique qu’il est plus facile de piller et de v(i)oler ensemble que de faire bande à part. Ainsi, les fictions post-apocalyptiques ont presque toujours la fonction d’expérience de pensée sociologique: à quoi tient la glu de la civilisation? Qu’arrive-t-il quand les moyens de survie en viennent à manquer? A quelle vitesse la façade de la civilisation en vient-elle à se fissurer? Comme nous venons de le constater en voyant la course au ravitaillement égoïste faite à Luxembourg avant même que la pandémie ne s’étale dans la durée, il faut bien peu de choses pour que les pulsions de survie effacent toute notion de solidarité. Les fictions post-apocalyptiques corroborent et extrapolent, pour la quasi-totalité d’entre elles, une vision noire, pessimiste et animale de l’humanité.

Ces fictions ne se déroulent jamais dans notre présent, mais toujours dans un avenir plus ou moins proche. Au contraire de certains classiques de la science-fiction, qui ont commis l’erreur de donner des dates concrètes – „I am Legend“ de Richard Matheson, qui raconte le destin du dernier survivant humain face à une horde de vampires, fut écrit en 1954 et se déroule entre 1976 et 1978 –, les fictions post-apocalyptiques contemporaines tendent à ne plus donner de datation afin de ne pas être dépassées par la réalité quelques années après leur publication.

Lettres du futur

Cette dimension extrapolative leur permet en principe de développer des sociétés autres, où les mœurs ont muté et évolué vers autre chose. Pour la plupart du temps pourtant, le genre de la science-fiction post-apocalyptique opère un retour vers l’archaïsme – la trame se situe dans le futur, mais il n’y a plus d’électricité, plus d’eau courante, plus de technologie, la nature recouvre les constructions de l’homme et le monde d’avant commence à n’être plus qu’un souvenir furtif, que les jeunes ont du mal à comprendre.

C’est ce que l’homme, dans „The Road“, réalise vers le milieu du roman quand il observe son fils. „Peut-être comprenait-il pour la première fois qu’aux yeux du petit il était lui-même un extraterrestre. Un être d’une planète qui n’existait plus. Dont les récits qu’il en faisait étaient suspects. Il ne pouvait pas sans revivre aussi la douleur de la perte évoquer pour le plaisir de l’enfant le monde qu’il avait perdu et il pensait que l’enfant avait sans doute compris cela mieux qu’il ne le comprenait lui-même.“

Dans „Station Eleven“, Kirsten, une jeune actrice qui avait huit ans quand le monde prit fin, adore inspecter, avec un compagnon de la Symphonie itinérante, les maisons abandonnées qui parsèment leur parcours. Entrant dans une salle de bain d’une de ces demeures, Kirsten actionne l’interrupteur. „Naturellement, rien ne se produisit; mais, comme toujours dans ces moments-là, elle se concentra pour se rappeler comment c’était du temps où ce simple geste marchait encore : on entre dans une pièce, on actionne l’interrupteur et la lumière jaillit. L’ennui, c’est qu’elle n’aurait su dire si elle s’en souvenait vraiment ou si elle se l’imaginait.“ 

Futurs primitifs

Ce retour vers l’archaïsme a une double fonction de mise en garde et de critique: d’un côté, il veut faire de nous des nostalgiques du futur et nous invite à considérer avec un regard réenchanté les merveilles technologiques qui nous entourent, de ne pas prendre l’eau courante comme allant de soi ou d’arrêter de pester quand notre connexion wifi est un chouïa trop lente. D’un autre côté, il s’agit évidemment de montrer, par le contraste entre la surconsommation et la dépense énergétique d’aujourd’hui et l’austérité et le primitivisme du monde en ruines, les excès du capitalisme contemporain.

La présence des fanatismes religieux constitue un des liens entre notre réel et les mondes fictionnels de l’après: dans des temps de crise, l’homme cherche une explication au non-sens dans la foi, le spiritualisme et la religion, ce que des gourous sanguinolents exploitent à la fois dans „Station Eleven“ et „De profundis“. Dans ce dernier, l’une des sectes se fait „pompeusement“ appeler les Cavaliers de l’Apocalypse et est menée par un leader qui ne se montre jamais que par le biais d’hologrammes, ce qui fait penser à Roxane qu’il est peut-être déjà mort depuis longtemps, réduisant le fanatisme religieux à un écho, à quelque chose de déjà atteint de „rigor mortis“, un pur réflexe des temps d’avant.

La violence comme seule constante

Le roman, qui commence par une extrapolation science-fictionnelle assez poussée, Roxane s’achetant les services d’un escort virtuel lors d’une séance de cybersex un peu sordide, abandonne vite le décor urbain hypermoderne au profit d’un petit village wallon et d’une maison abandonnée hantée par le fantôme d’un soldat médiéval – dans ce glissement de la science-fiction au fantastique, Emmanuelle Pirotte associe médiévalisme et monde post-apocalyptique – comme pour suggérer que, dans le cyclisme de notre histoire, la violence des hommes est la seule constante.

Les romans de Paul Auster et d’Eric Chevillard sont les seuls à sortir des sentiers battus de la solitude pour proposer concrètement des sociétés alternatives, bien que celles-ci ne reposent pas non plus sur un vivre ensemble régulé et harmonieux. Dans „The Country of Last Things“ et „Sans l’orang-outan“, les régulations sociétales sont le plus souvent absurdes, obéissent au principe de l’inversion logique et mènent plus souvent à la destruction qu’au maintien de l’ordre social: la survie étant devenue précaire et indésirable, autant y mettre fin de façon inventive.

Dans la société sans l’orang-outan, „notre armée a pour ordre de n’opposer surtout aucune résistance à l’envahisseur improbable mais tant attendu, ou, plus stratégiquement, de feindre des attitudes de défense afin de ne pas décourager son offensive. (…) S’il prenait notre pays pourtant, quelle délivrance!“. L’armée n’a d’ailleurs comme fonction que d’employer la jeunesse afin que celle-ci cesse de séduire les jeunes filles, la procréation étant évidemment proscrite dans un monde devenu invivable. Poursuivant cette logique hyperbolique d’une inversion bakhtinienne et morbide, l’organisation de fêtes correspond à un besoin de régulation de la surpopulation: les pas de danse brisant le sol fait de glace, les fêtards finissent par se noyer dans la banquise. „Au matin, la glace s’est reformée. Les morts se compteront eux-mêmes en-dessous.“ 

Chez Auster, des cliniques d’euthanasie proposent différentes formules pour mettre fin à sa vie, des citoyens se regroupent pour sauter par la fenêtre, l’expropriation fonctionne de façon arbitraire et les employés de l’Etat sont majoritairement recrutés pour collectionner la merde humaine après que les installations sanitaires ont cessé de fonctionner. La fin du monde est un prétexte à mettre en scène des univers fluctuants, où les règles sociétales changent du tac au tac, montrant le caractère illusoire de la stabilité de nos sociétés qui en temps de crise pourront se déglinguer en un coup d’œil – ce que la pandémie actuelle est déjà en train de corroborer. Au contraire de la fiction mimétique, les fictions d’extrapolation devancent parfois le réel et, ce faisant, ils l’annoncent.

Imaginer la fin

Au cours des prochains jours, nous présentons une sélection non-exhaustive de fictions apocalyptiques. Parce que leurs narrations sont très souvent similaires, nous nous focaliserons sur des sujets récurrents et analyserons à tour de rôle (1) quels mondes ces fictions décrivent, (2) quels modèles sociétaux persistent, (3) quelles formes alternatives de la narration se constituent et (4) quelle fonction le langage continue à assumer quand le monde tombe en ruines. Les références bibliographiques seront publiées à la fin de la série.