DocumentaireLe portrait remarquable de Sasha, enfant transgenre

Documentaire / Le portrait remarquable de Sasha, enfant transgenre
„Petite fille“ de Sébastien Lifshitz a remporté le Grand Prix du Meilleur Film au Film Fest Gent 2020 Photo: Arte/Netflix

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Le défi est inédit: faire le portrait d’une enfant transgenre. Observer et raconter la vie de Sasha „petite fille de sept ans prisonnière dans un corps de garçon“. Sébastien Lifshitz, le réalisateur du documentaire „Petite fille“, fait le pari de rendre visibles des scènes de vie (presque) ordinaire. Pendant un an, il observe la maman de Sasha, le père et la petite, bien sûr. Rencontre avec Sébastien Lifshitz.

Sébastien Lifshitz plante sa caméra au milieu des conversations. Il capte les rencontres avec la psychiatre, la directrice d’école, il écoute le père, plus discret. Il filme la souffrance, les doutes de la mère, dévorée par la culpabilité. Il regarde Sasha, légère, naturellement radieuse de montrer et vivre l’évidence: sa joie d’être une petite fille. Un travail d’observation, sacrément bien monté. Presque joyeux. On retrouve un terrain commun avec „Bambi“ (2013), „Les vies de Thérèse“ (2017), „Les invisibles“ (2012), les précédents films et documentaires, même si, bien sûr, chaque récit de vie est unique.

Tageblatt: Comment est né le film?

Sébastien Lifshitz: Le projet est né d’une conversation que j’ai eue avec Bambi, une des premières femmes transgenres françaises sur qui j’ai fait un film il y a huit ans. En fait, elle avait toujours ressenti qu’elle était une femme alors qu’elle était née garçon. Je croyais que la transidentité devait arriver plus tard, au moment de la puberté. J’ai réalisé que la question de dysphorie de genre est quelque chose qui peut arriver très tôt dans la vie d’un individu. A partir de là est née l’idée de faire un film qui puisse incarner aujourd’hui la vie d’un(e) enfant transgenre. Aucun film n’avait abordé une telle question sur une personne aussi jeune.

Comment avez-vous trouvé la famille?

On a essayé avec les écoles mais cela ne marchait pas. Nous avons découvert un forum sur lequel des parents d’enfants transgenres échangeaient leurs expériences. Beaucoup de familles sont souvent complètement démunies et assez perdues par rapport à ce qui leur arrive. Elles n’ont pas d’institution vers laquelle se tourner. On y a mis une annonce sur le forum et nous avons pu rencontrer la famille de Sasha.

Sasha a-t-elle accepté facilement d’être filmée?

Pour un documentaire, tout est lié à la confiance que l’on se fait réciproquement, à l’empathie, à l’affection. Très vite, j’ai eu un lien de complicité. Les parents avaient vu mes films qui les avaient rassurés. Sasha s’est sentie en confiance, avec moi, aussi avec le reste de l’équipe de telle sorte que l’on puisse établir une vraie relation amicale permettant ainsi que l’on soit intégré dans la famille au quotidien, qu’on fasse partie des meubles. D’où cette espèce d’abandon de Sasha que vous voyez devant la caméra.

Vous n’avez pas interviewé Sasha, pourquoi?

Elle n’est pas dans le discours. Elle n’a rien d’autre à dire si ce n’est ‚voilà, je suis une petite fille’. Ce serait étrange qu’elle parlerait comme un singe savant de sa situation. A cet âge, on n’a pas un discours rationnel. Sasha a une parole un peu verrouillée, elle a appris à beaucoup cacher, à se taire à l’école. Elle a peur de rajouter de l’angoisse à ses parents. Elle essaie de rassurer sa maman.

La mère de Sasha parle beaucoup, cadenassée par un sentiment de culpabilité énorme.

Malheureusement, la société, avec sa morale, ses valeurs traditionnelles, dès qu’il y a une différence chez un enfant, tout de suite un regard incriminant se tourne vers les mères, toujours. La maman de Sasha se demande si elle n’est pas la raison de tout cela, si elle a mal fait quelque chose. Elle se pose dix mille questions qui sont sans réponse au départ mais qui génèrent un doute sur elle, celui de savoir si elle fait bien les choses. Sasha, prénom féminin et masculin, est déjà un mélange des deux identités.

Quelle est la définition de la dysphorie de genre?

C’est le terme psychiatrique utilisé aujourd’hui pour désigner la transidentité, c’est-à-dire un individu qui vit psychiquement une identité qui n’est pas celle de sa naissance. Il s’agit, à un moment, d’entendre cette revendication et d’essayer de tout faire pour soutenir cette personne, de lui parler dans le genre qu’elle revendique. La laisser vivre avec les vêtements, les activités qu’elle souhaite et qui ne correspondent pas forcément à son sexe de naissance. Le combat des transgenres se fait beaucoup autour de la question des bloqueurs à la puberté, ensuite de la prise hormones et de l’obligation d’un parcours psychiatrique où l’autorité est remise entre les mains du pédopsychiatre ou du psychiatre et qui, du coup, a presque un droit de vie ou de mort sur l’accomplissement de l’identité de ces personnes. Le milieu trans est vent debout contre une telle autorité sur la vie de ces dernières, car elles estiment savoir très bien elles-mêmes ce qu’elles souhaitent et elles n’ont pas besoin d’être chaperonnés et d’avoir un aval qui viendrait comme valider leur identité. Il faut écouter les personnes transgenres. Elles seules savent ce dont elles ont besoin. Il faut leur donner plus de liberté, redonner du pouvoir sur leur vie. Il faut en tout cas écouter ce qu’elles revendiquent et les aider à aller dans leur sens.

A l’âge de sept ans, peut-on être sûre de ce qu’on veut être?

A six ans, est-on sûr de préférer telle ou autre couleur? Sasha subit une situation qui la met en souffrance depuis ses trois ans. Croyez-vous qu’un enfant de cet âge va s’imposer une telle angoisse, juste parce que ce serait un caprice, une lubie, un jeu de rôle? Je ne crois pas. Il faut écouter les enfants, ce qu’ils ont à nous dire et, avec le temps, prendre conscience de l’importance de la revendication de l’enfant et essayer d’aller dans le sens de la demande de l’enfance dans ce qu’elle nous montre et nous dit. S’y opposer serait, pour moi, de la maltraitance. Quand bien même des gens seraient dans cette écoute ou pas, de toute manière, si à un moment, dans son parcours, l’enfant renonce à l’affirmation de son identité transgenre, il reviendra à celle de naissance. Ce qui compte, c’est le bien-être de la personne, c’est d’essayer de l’accompagner dans son épanouissement. Les choses ne sont pas irréversibles. De la même manière, quand vous arrêtez les bloqueurs – souvent objets de polémiques –, tout redevient exactement comme avant. Le processus de transformation du corps suit son cours et la réversibilité est totale.

Plutôt que la fiction, vous avez opté pour le documentaire. Pourquoi?

„Girl“ de Lukas Dhont, une fiction forte et émouvante, raconte le parcours d’une jeune trans qui a déjà 17 ans. Mon film parle d’une petite fille et essaie d’associer la question de la transidentité à l’enfance et de montrer à quel point ce phénomène peut arriver très tôt et à quel point il s’agit d’être en alerté, à l’écoute des enfants. Le phénomène est plus fréquent qu’on ne l’imagine. Il y a une force de vérité dans le documentaire. Je n’aurais pas voulu qu’un groupe d’individus puisse dire que tout était inventé alors que le documentaire s’impose d’une certaine manière à tous pour ce qu’il a à dire et à montrer.

La famille, l’école, le monde médical ont-ils vu le film?

Ceux qui se sont opposés à la situation de Sasha, je ne sais pas. Mais la famille l’a vu en premier, lors d’une projection privée avant la sortie du film. C’était un moment important pour moi, pour mon équipe et pour la famille.

Qu’est-ce qui vous attire à vouloir filmer le thème de la métamorphose du corps?

C’est plutôt la construction d’identité qui m’intéresse. J’ai le sentiment que l’on devient ce que l’on est. Ce processus de construction est passionnant à observer et à raconter, que ce soit autour de l’identité de genre, sexuelle ou simplement d’un parcours de vie. Une vie entière ne suffit pas peut-être à aller au bout de soi, de ses désirs et à arriver à être libre. C’est un travail immense de conquérir sa liberté. Beaucoup de choses – soi-même, la morale, un entourage – viennent s’opposer à sa propre construction et à l’affirmation de ce que l’on est. Je trouve intéressant d’essayer de montrer cette lutte, cette construction en marche.

„Petite fille“ de Sébastien Lifshitz, documentaire. Grand Prix du Meilleur Film au Film Fest Gent 2020. En salles.