Penser le coronavirus (10)La crise actuelle et les droits des femmes

Penser le coronavirus (10) / La crise actuelle et les droits des femmes
La crise n’a fait qu’augmenter la charge mentale que doivent supporter les femmes en raison de l’inégale répartition des tâches relevant du domaine du care Photo: AFP/Javier Soriano

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

La professeure en langues et littérature françaises constate que la crise actuelle remet dangereusement en question les droits des femmes.

Les temps de crise agissent à la manière de révélateurs. Dès que nos habitudes, nos repères et surtout notre sentiment de sécurité sont mis à mal, de fortes tensions apparaissent et notre verni de civilisation craquèle. Face à l’angoisse collective, il en va de la survie individuelle et ce sont alors les vérités intrinsèques de l’individu qui deviennent le moteur de ses actions. Les temps de crise font donc tomber les masques et parlent de nous. Force est de constater que la période de confinement, décrétée en mars dernier par une majorité des pays afin de protéger les populations d’une menace collective, le coronavirus, a eu comme conséquence d’accroitre fortement l’insécurité individuelle intrafamiliale, notamment pour les plus fragiles, les femmes et les enfants.

Simone de Beauvoir nous mettait déjà en garde dans „Le Deuxième sexe“ (1949), où elle déclarait: „N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question.“ A cette liste ajoutons maintenant les crises sanitaires. Parmi les droits remis en cause par la pandémie, c’est essentiellement le droit à la sécurité qui apparaît le plus précaire pour les femmes. Dans un monde où la condition féminine et l’égalité des droits sont aujourd’hui au cœur de préoccupations gouvernementales, la pandémie du coronavirus vient souligner la précarité des acquis.

„Une pandémie fantôme“

L’exemple le plus dramatiquement parlant est celui de la hausse des violences intrafamiliales. Les femmes et les enfants principalement, mais les hommes aussi, ne l’oublions pas, se voient enfermés dans leurs habitations avec celui ou celle qui s’avère être un bourreau. Ces violences ne se limitent pas à une catégorie, elles peuvent aussi bien être psychologiques, verbales, économiques, spirituelles, sexuelles ou physiques. Pour celles et ceux qui en sont victimes, nulle protection dans le confinement, au contraire: l’enfermement est ici synonyme de descente aux enfers.

Le 6 avril 2020, Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, évoquant „une pandémie fantôme“, a lancé un appel mondial à protéger les filles et les femmes confinées chez elles. Souvenons-nous qu’à cette date, 90 pays avaient proclamé le confinement, ce qui a affecté plus de quatre milliards de personnes. Avec le confinement, outre les pressions économiques et sociales qui pèsent sur les familles, le monde a connu une hausse des violences domestiques à l’encontre des femmes et des enfants.

Comme le rappelle Phumzile Mlambo-Ngcuka, Directrice exécutive d’ONU Femmes, „au cours des 12 derniers mois, 243 millions de femmes et de filles dans le monde ont été victimes de violence sexuelle ou physique de la part d’un partenaire intime“. Chiffres encore aggravés par l’enfermement avec leurs tortionnaires, ce qui prive les victimes de possibilités d’obtenir de l’aide: +30% de violences conjugales constatées en France, en Grèce et en Espagne depuis le 17 mars, +75% de recherches sur Internet pour obtenir un soutien face aux violences intrafamiliales en Australie, 90.000 plaintes pour violence en Afrique du sud durant la seule première semaine de confinement, etc. Ces chiffres ont de quoi nous effrayer, mais que penser des situations dont nous n’entendrons jamais parler?

Hélène Barthelmebs-Raguin
Hélène Barthelmebs-Raguin dr

De manière moins visible, et sans doute moins médiatisée, le droit à l’avortement – déjà menacé dans de nombreux Etats dans le monde – est lui aussi difficilement garanti. En France, le Planning familial a estimé recevoir 50% d’appels supplémentaires vers le numéro vert du gouvernement sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Cela souligne la détresse psychologique des femmes face au risque de grossesse non désirée, prise en compte par la Haute autorité de santé (HAS), qui a autorisé en France, le 11 avril dernier, l’accès à l’IVG médicamenteuse à domicile jusqu’à neuf semaines. Mais cet assouplissement de la législation a relancé les débats idéologiques menés notamment par les groupes pro-life.

Aux Etats-Unis, certains Etats (parmi lesquels l’Alabama, l’Ohio, l’Oklahoma, le Mississippi, le Texas) ont suspendu ou tenté de suspendre l’accès à l’IVG arguant de la nécessité de préserver le matériel médical en période de pandémie. Mais il est nécessaire – au-delà de toute prise de position d’ailleurs – de rappeler que des IVG ont de tout temps été pratiquées, souvent dans d’affreuses conditions d’hygiène et hors de tout cadre légal: le non-accès à l’IVG n’empêche pas les interruptions de grossesse, mais les rend dangereuses, voire mortelles, dans nombre de cas.

Une charge mentale encore plus forte

Le concept de „charge mentale“ est aujourd’hui très utilisé, notamment sur les réseaux sociaux; il désigne le poids de la gestion du quotidien. Or, la pandémie a accru de façon significative le travail domestique des femmes: qu’elles (télé-)travaillent ou non, elles restent en charge des enfants, qui ne sont plus scolarisés ou gardés hors de la maison. La „double journée“ des femmes est donc considérablement alourdie, entre télétravail, gestion du quotidien, prise en charge des enfants et continuité pédagogique.

La distribution du travail domestique reste inégale. Avant la pandémie, en 2010, l’INSEE évaluait que les femmes effectuent la majorité des tâches ménagères (71%) et parentales (65%). Or, les inégalités hommes/femmes se voient encore renforcées durant le confinement : la valorisation du „travail des hommes„ par rapport aux „tâches féminines“, la peur des violences, la division sexuée du travail domestique, sont autant de facteurs qui renforcent et perpétuent encore un peu plus la répartition genrée du quotidien.

Sur l’auteure

Hélène Barthelmebs est Associate Professor en langue et littérature françaises et leur didactique à l’Université du Luxembourg. Ses travaux publiés et en cours portent sur les constructions genrées et l’écriture féminine dans les littératures francophones du 20e siècle.

Une monographie portant sur l’écriture du genre et genre de l’écriture est à paraître en 2020. Elle a par ailleurs codirigé les ouvrages „Médias au féminin: de nouveaux formats“ (Orizons, 2015), „Le discours rapporté. Temporalité, histoire, mémoire et patrimoine discursif“ (Classiques Garnier, 2018) et „Criminelles. Les femmes à l’épreuve du crime“ (Epure, 2018).

Pourtant, outre les médecins, manutentionnaires et forces de l’ordre (métiers clivés du côté masculin) comment ne pas souligner que ce sont des métiers dits „féminins“, si souvent dévalorisés, qui sont en première ligne pour lutter contre le coronavirus ? Infirmières, institutrices et enseignantes, femmes de ménage et caissières, etc. qui sont aux prises quotidiennement avec la pandémie. Certes, ces professions sont aussi exercées par des hommes, mais il n’en demeure pas moins dans l’opinion commune que les métiers du care et des services à la personne restent dévolus aux femmes : selon les chiffres de l’OCDE, 70% du personnel de santé est féminin. Cela s’explique bien sûr par leurs émergences historiques, car il s’agissait de permettre aux jeunes filles de familles nombreuses à la campagne d’accéder à un emploi, et par leurs représentations : le fait de prendre soin, de rendre service, d’aider, s’inscrit dans les constructions genrées des femmes qui y seraient prédisposées par nature. Dépréciés, ces emplois n’en demeurent pas moins marqués par une pénibilité certaine, encore accrue par la crise sanitaire.

Pour comprendre et analyser ces phénomènes, notamment en vue d’éduquer à leur prise en compte sociétale et à la lutte contre leurs retombées malheureuses, les études de genre, c’est-à-dire le champ de recherche interdisciplinaire qui analysent les constructions sociales des sexes et leurs enjeux, offrent des éclairages, ici si utile pour comprendre les multiples effets du coronavirus sur la condition féminine. Pour terminer sur une note moins douloureuse, relevons avec la féministe Caroline de Haas qu’il est tout de même un progrès majeur dans la condition féminine actuelle : les violences faites aux femmes, et aux enfants, sont aujourd’hui relayées par les médias, dénoncées par le grand public et combattues par les gouvernements. Il est aussi permis de penser, à ces heures d’interrogation et de remise en question de nos modèles sociétaux, que „le monde d’après“ devra se saisir pleinement de ces problématiques.