LittératureFiliations et destinées: „Héritage“ de Miguel Bonnefoy

Littérature / Filiations et destinées: „Héritage“ de Miguel Bonnefoy
Le français n’est pas la langue maternelle de Miguel Bonnefoy, né d’une mère vénézuélienne et d’un père chilien  Photo: Jindrich Nosek

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Miguel Bonnefoy livre avec son dernier roman intitulé „Héritage“ (2020) une fresque anthropologique et sociétale oscillant entre la France et le Chili et dans le cadre de laquelle le lecteur découvre une série de destins individuels qui s’entremêlent dans un récit multistratique.

S’étendant sur environ un siècle, l’histoire des Lonsonier, avec son lot de passions et de déboires, de souffrances et d’euphories, est un condensé familial se jouant sous les yeux d’un lecteur témoin des blessures et des vicissitudes d’êtres embarqués dans le cours de l’Histoire. L’auteur franco-vénézuélien attire ainsi notre attention sur le lien entre l’héritage de l’ancien et l’émergence du nouveau, entre notre rapport au passé et la question de l’avenir.

Ce roman, de facture classique (malgré des éléments narratifs relevant de l’ésotérique, voire du merveilleux), employant une langue fluide et des techniques narratives éprouvées (à l’instar de l’analepse, de l’ellipse ou du principe de circularité lié à un vieil oncle disparu), est articulé en dix chapitres portant chacun le nom d’un personnage de premier plan.

Ainsi de „Lazare“ à „Michel René“, le lecteur comprend que l’approche pour laquelle Miguel Bonnefoy a opté consiste à mettre en avant (comme en tête de chapitre) un entrelacs de destins individuels qui s’appellent et se complètent, et ce d’autant plus que les personnages-titre entretiennent les uns avec les autres des liens familiaux nourrissant la progression narrative. Il faut également rappeler que l’auteur, en retraçant une saga familiale qui s’étend sur une centaine d’années en un volume de seulement 200 pages, s’expose d’emblée à un défi diégétique s’appuyant sur des choix (manifestement assumés) pouvant donner au lecteur soit un sentiment de régularité transitionnelle soit une impression de manque de densité.

Les sensibilités de lecture des uns et des autres se doivent d’être éclairées par ce qui semble relever d’un choix littéraire que l’on peut saluer ou au contraire déplorer. De la même manière, la dimension itérative du roman, souvent liée au passage d’une génération à l’autre (donc d’une phase chronologique à l’autre), sécurisera le lecteur friand de chronicité balisée ou, à l’inverse, lui donnera un sentiment sclérosant de déjà-lu.

Un récit filiatif

Tout commence au XIXe siècle avec le „vieux Lonsonier“ (qui atteindra, dans le récit, l’âge très respectable de 118 ans!), né à Lons-le-Saunier sur les coteaux du Jura (p. 11), père de Lazare Lonsonier, patriarche qui, marié à Delphine Moriset, se distinguera lors de la Grande Guerre et qui en demeurera traumatisé toute sa vie, comme en témoignent plusieurs passages du récit. Entre quête des origines (le récit est filiatif à la fois du point de vue symbolique et géographique – de la France au Chili et inversement, en passant par des épisodes ésotériques, merveilleux pour ne pas dire invraisemblables (dont on est en droit de se demander quel en est l’intérêt, comme le fait de naître d’une mère humaine et d’un père fantôme!)), le lecteur voit défiler sous ses yeux quatre générations avec ses spécificités, ses totems et ses tabous, ses rêves (brisés ou réalisés), vibre aux méandres sinusoïdaux de leur existence dans laquelle on pénètre de bonne grâce et avec une curiosité enthousiaste et continuellement renouvelée.

Débarqué à Valparaiso, au Chili, obsédé par la figure récurrente de Helmut Drichman (soldat allemand qui, en ennemi, le hantera des années durant), Lazare Lonsonier épouse Thérèse Lamarthe (18 ans), fille d’Étienne Lamarthe, surnommé „El Maestro“, musicien ayant fondé une école de musique à Limache (appelée à durer des décennies). Cette dernière se passionne pour l’ornithologie (de l’étude des oiseaux au dressage des rapaces, p. 56).

Leur fille Margot marque un tournant dans l’histoire de la famille Lonsonier: passionnée d’aviation (ce dont elle fera finalement son métier), elle bénéficie de l’héritage entre autres immatériel de ses ancêtres, à savoir la passion des choses, le goût de vivre et des autres, la possibilité de s’enthousiasmer pour un domaine auquel elle dédiera toute sa vocation, notamment durant la Deuxième Guerre mondiale (qui demandera des sacrifices éthiques et humains considérables).

C’est dans ce contexte qu’elle verra périr l’amour de sa vie, Ilario Danovsky, abattu par les soldats allemands. Les choses et les gens évoluent, les rêves d’ailleurs et d’expansion des personnages aussi, et ce entre autres sur fond de grigris et de prédictions (ésotériques) de sorciers-guérisseurs tels qu’Aukan. A l’intérieur de ce récit diégétique, certaines phrases interpelleront le lecteur sensible à leur dimension gnomique, par exemple „Visiblement, nous vivons dans un monde où toutes les races ne peuvent cohabiter“ (p. 105).

Le rôle du lecteur se veut proactif dans la mesure où sa coopération interprétative est souvent sollicitée, tel ou tel passage ne s’éclairant que par son implication analytique s’agissant d’un événement donné. La mort est par ailleurs omniprésente et rôde à chaque génération, contraignant par exemple Ilario Da (le fils de Margot et du fantôme de Helmut Drichman!) à subir les geôles chiliennes, à passer à deux doigts de la mort sous les coups portés par la junte militaire chilienne dans les années 1970.

Cette dernière frappera aussi durement par exemple Hector Bracamonte, le mari de Margot: ce dernier finira assassiné dans une fourgonnette (p. 163). De tortures en exécutions sommaires, le visage du Chili change et les destins bifurquent au point qu’Ilario Da, arrivé en France, change d’identité en se faisant appeler „Michel René“. La boucle symbolique est bouclée.

En définitive, ce récit dépaysera, voire enchantera un lecteur curieux de percer à jour une quête à la fois anthropologique et philosophique des origines ainsi qu’un besoin de reconnaissance qui ne le laisseront pas indifférent. Il le sera d’autant plus qu’il appréciera le style plutôt factuel de l’auteur qui relève le défi d’une histoire familiale condensée, donc elliptique et par moments énigmatique. Miguel Bonnefoy offre néanmoins un véritable contrat de lecture fondé sur l’honnêteté narrative et l’implication interprétative, invitant son lecteur à glisser d’une époque à l’autre et à le faire réfléchir à la destinée évolutive des hommes.

Infos

„Héritage“ de Miguel Bonnefoy
Paris, Éditions Payot & Rivages, 2020
ISBN 978-2-7436-5094-0
207 pages
19,50 euros