Année 1970Retour sur la dernière réduction du temps de travail: Huit heures qui durent un siècle

Année 1970 / Retour sur la dernière réduction du temps de travail: Huit heures qui durent un siècle
En 1970, il est décidé qu’ouvriers et salariés devaient travailler le même nombre d’heures: 40 par semaine (ici: Crédit industriel d’Alsace et de Lorraine en 1970 par Edouard Kutter Jr) Photo: Edouard Kutter Jr /Photothèque de la Ville de Luxembourg

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Lorsque la Chambre des députés a adopté en novembre 1970 la semaine de 40 heures pour les ouvriers, contre vents et marées, tout le monde était d’avis que la prochaine réduction ne se ferait pas longtemps attendre.

La Première Guerre mondiale n’est pas si lointaine que cela. La discussion sur la réduction du temps de travail raccourcit la distance qui nous en sépare. Car entre l’adoption de la journée de huit heures, conséquence directe de la Grande guerre et de la peur d’un renversement du régime, et aujourd’hui, il n’y a que quelques projets de loi sur le temps de travail qui nous séparent. Et lorsque la députée socialiste Francine Closener, récemment sur les ondes de RTL, se plaignait que la réduction du temps de travail défendue par les socialistes fasse l’objet des mêmes arguments alarmistes que lors de la précédente réduction dans les années 70, elle le faisait à égale distance et avec le même désarroi que ne l’avait fait le député CSV et syndicaliste chrétien Jean Spautz, en novembre 1970. A la Chambre des députés comme dans le Luxemburger Wort, il avait tracé un parallèle avec les arguments hostiles de 1918.

En novembre 1918 comme en novembre 1970, on avait évoqué pareillement la ruine future du pays, au sortir de la guerre davantage qu’au sortir des années 60. En 1918, le mouvement républicain avait obtenu la revendication phare du mouvement ouvrier du début du XXe siècle. Le gouvernement emmené par Emile Reuteur du Parti de la droite avait agi dans la précipitation, par arrêté grand-ducal.

Lorsqu’en novembre 1970 il s’agit de réduire la semaine de travail à cinq journées de huit heures au lieu de six, il y a eu de nombreux débats en amont. L’année 1962 aura marqué un tournant. Alors que les employés privés obtiennent cette année-là la semaine de 44 heures, l’Organisation internationale du travail (OIT) adopte une recommandation le 6 juin fixant les 40 heures hebdomadaires de travail comme la norme à atteindre et les 48 heures le maximum acceptable dans l’immédiat. Les représentants luxembourgeois du gouvernement, du patronat et du salariat, réunis dans la Conférence de l’OIT, ont tous voté en sa faveur.

A l’issue des élections du 26 mai 1964, le LSAP ayant fait presque jeu égal avec le CSV, seule une grande coalition est possible. Et le gouvernement CSV-LSAP, dont le succès repose sur deux syndicats, LAV et LCGB, porte la réduction du temps de travail dans son programme de coalition. En novembre 1964, suite à une interpellation du jeune député chrétien-social Jean Spautz, une motion est adoptée qui enjoint le gouvernement à déposer un projet de réduction du temps de travail à 40 heures hebdomadaires dans le secteur privé. En 1966, la Chambre des employés privés lui mâche le travail en rédigeant un projet de loi. En février 1967, après un remaniement lié à l’abolition du service militaire, le gouvernement avait fait état de sa volonté de poursuivre la généralisation de la semaine de 44 heures et l’introduction progressive de la semaine de 40 heures. Il décide de consulter une nouvelle institution, créée en mars 1966 et réunissant les chambres professionnelles: le Conseil économique et social.

Dans l’air du temps

La conjoncture économique autant que le cours de l’histoire plaident en faveur d’une généralisation des 40 heures de travail hebdomadaire. Quand le Conseil économique et social rend son avis en février 1969, l’Hudson lnstitute américain venait de prévoir que, „sauf mutations imprévues“, en 2000 la semaine de travail aux Etats-Unis ne comprendrait plus que quatre journées de sept heures chacune, l’année se divisant en 39 semaines de travail et 13 semaines de vacances, soit 218 journées libres pour 147 journées de travail. „La tendance à la réduction de la durée du travail est un des faits les plus marquants de l’évolution sociale au vingtième siècle“, clamera l’exposé des motifs du projet de loi de réduction du temps de travail des ouvriers soumis aux votes à l’automne 1970 – un projet pour les employés privés est soumis un an plus tard.

C’est notamment une attention nouvelle aux conséquences psychiques de la mécanisation et de l’intensification du travail qui justifie la réforme. „La fatigue et la tension nerveuse accrue de la vie courante et le rythme accéléré du travail quotidien exercent une influence souvent néfaste sur la santé des travailleurs“, écrit le CES.

C’est une question d’équité entre tous les citoyens. Dans les banques et assurances, au sein de la fonction publique (depuis le début de l’année), les 40 heures sont déjà une réalité. Les employés communaux à Esch connaissent la semaine de cinq jours et de 42 heures depuis 1966. Les employés privés sont à 44 heures – et 7.000 d’entre eux déjà à 40 heures –, depuis la loi du 20 avril 1962. Les 20.000 salariés de l’industrie sidérurgique travaillent déjà moins que 48 heures. Par contre, pour 40.000 autres travailleurs qui sont occupés dans les petites et moyennes entreprises ainsi que dans l’artisanat et dans le commerce ont un horaire hebdomadaire de travail qui varie de 48 heures à moins de 44 heures, en fonction de l’existence de conventions collectives ou pas.

„Fir méi Mënsch ze sinn“

C’est aussi un projet de société. Le travailleur pourra „étendre ses qualifications professionnelles, son instruction générale et sa culture, et dans la mesure où l’intéressé met à profit les loisirs accrus, il ne peut qu’en résulter en général une influence salutaire sur tous les plans, c’est-à-dire celui de la santé, de la famille, de la capacité de travail, ainsi que sur celui de la collaboration éventuelle à tous les échelons de la vie communautaire“, note le CES. Lors de l’examen du projet de loi à la Chambre, son rapporteur Jean Spautz défend une idée de la réduction du temps de travail qu’on pourrait réduire à „méi Zäit (…), fir méi Mënsch ze sinn“.

Le CES a posé les bases d’un consensus en proposant un échelonnement auquel les syndicats se rallient. L’idée est d’imposer la réduction du temps de travail, en soumettant à autorisation les heures supplémentaires. Durant une période de transition, il sera possible de faire trois heures supplémentaires hebdomadaires sans autorisation, puis deux, puis une, jusqu’à arriver à 44 heures en 1975, puis, selon le même schéma, arriver aux 40 heures pour tous à la fin de la décennie. Il s’agit de diluer les conséquences économiques de ce progrès social. Car, le temps qu’il aura fallu pour que la réduction du temps de travail parvienne à la Chambre, 44 ans après son introduction en France, et 25 ans après son adoption en Grande-Bretagne, s’explique par de fortes résistances.

La première des craintes est l’inflation, et la répercussion sur les prix d’une hausse du coût du travail estimée à 9 pour cent dans le meilleur des cas, de sorte qu’il en ressortira „une diminution considérable du pouvoir d’achat“; prédit la Chambre des métiers, qui préfèrerait qu’on opère par convention collective et que l’Etat intervienne de manière bien plus souple. Si viticulture, agriculture et horticulture sont notamment exclus, on craint aussi des problèmes dans certains secteurs dans lesquels les marges de gains de productivité ne sont pas grandes et où le prix de revient est fortement dépendant du salaire. Sont mises en avant des conséquences sur la production et sur la livraison des prestations, avec des délais allongés et des prix en conséquence plus élevés. Le gouvernement a des craintes, notamment pour le secteur de la construction, alors que les prix de l’immobilier s’envolent et qu’il faut construire. Il retarde le projet de loi. Il faut dire que c’est un attelage CSV-DP, depuis les élections de décembre 1968 qui est aux commandes. Une même ligne de division qui oppose syndicats et patronat traverse le gouvernement, avec d’un côté le ministre CSV du Travail, Jean Dupong, et, de l’autre, le ministre libéral de l’Economie, Marcel Mart.

„Des cris d’orfraie“

A l’inverse, du côté syndical, on est confiant. „Chaque fois encore qu’il a été question de diminuer le nombre des heures de travail, les employeurs poussaient des cris d’orfraie en prédisant les pires catastrophes. Chaque fois aussi, leurs prophéties de malheurs se sont trouvées démenties. Non seulement l’effondrement prédit n’eut pas lieu. Mais l’économie connut un nouvel essor“, dit la Chambre des métiers, qui pense que la semaine de 40 heures est „non seulement souhaitable du point de vue social mais aussi défendable du point de vue économique“.

Apparemment, c’est la seule manière de sauver la paix sociale. Les mêmes personnes devraient en cas de conséquences négatives de cette loi ne pas fuir devant leurs responsabilités.

René Mart, député DP

Les arguments économiques ne manquent pas, à commencer par ce constat établi au Luxembourg après la réduction de 1918 et dans les autres pays depuis, à savoir que travailler moins, c’est travailler mieux. On observe une augmentation de la productivité. La productivité est aussi améliorée du fait que les entreprises sont amenées à se moderniser et à revoir leurs pratiques.

Dans les rangs libéraux, la résignation règne, car les syndicats n’accepteraient pas une reculade. René Mart aurait aimé qu’on laisse la possibilité du choix aux travailleurs. „Nous vivons dans une démocratie, et le vœu de toutes les organisations de salariés va dans le sens d’une réduction du temps de travail“, déclare-t-il. „Apparemment, c’est la seule manière de sauver la paix sociale. Les mêmes personnes devraient, en cas de conséquences négatives de cette loi, ne pas fuir devant leurs responsabilités.“ Le député CSV Georges Margue parle d’une „dictature de la majorité“.

Et huet jo net jidderén de’ Mentalite’t, datt en elo Samschdegmuegens sech vun der Fra erweche le’st, d’Schlappen an d’Schiertech undét an d’Haus an d’Rei mécht oder mat der Fra op de Mart gét, fir d’Kierf ze droen

Georges Margue, député CSV le 24 novembre 1970

La frange conservatrice du CSV rejoint les plus libéraux dans leur combat. C’est aussi une nouvelle manière de considérer la place du travail dans la vie et la place de l’homme au foyer au sein de la famille, qui effraie Georges Margue, quand il pense à la semaine de cinq jours. „Et huet jo net jidderén de’ Mentalite’t, datt en elo Samschdegmuegens sech vun der Fra erweche le’st, d’Schlappen an d’Schiertech undét an d’Haus an d’Rei mécht oder mat der Fra op de Mart gét, fir d’Kierf ze droen“, dit-il lors des débats.

Le travail ou les loisirs

En avril dernier, le ministre socialiste du Travail, Georges Engel, demandait plus d’objectivité dans les débats sur la réduction du temps de travail. Sa proposition d’une semaine de 38 heures romprait avec les huit heures de travail quotidiennes, sacralisées depuis 1918.
En avril dernier, le ministre socialiste du Travail, Georges Engel, demandait plus d’objectivité dans les débats sur la réduction du temps de travail. Sa proposition d’une semaine de 38 heures romprait avec les huit heures de travail quotidiennes, sacralisées depuis 1918. Photo: Editpress/Hervé Montaigu

Le droit au travail qu’il défend, c’est aussi le droit d’être éloigné de sa famille. Pour les milieux économiques, ce droit est celui des étrangers de travailler davantage pour espérer se rapprocher de ceux qui sont mieux payés qu’eux. Une des craintes du monde économique est de ne pas pouvoir compenser la réduction du temps de travail en raison d’une pénurie de main d’œuvre. Jean Spautz a beau jeu de rétorquer à la tribune que la pénurie peut être due aux mauvaises conditions de travail et donc une réduction du temps de travail dans l’intérêt des patrons.

La Chambre des métiers réclame „le droit fondamental d’opter soit pour une augmentation du temps de loisirs, soit pour l’accroissement de son revenu“ et refuse la société de loisirs pour ces travailleurs étrangers: „Est-il dès lors indiqué de leur imposer des temps de loisirs, alors qu’ils ne disposent pas encore de moyens suffisants pour jouir pleinement d’un genre de vie correspondant aux possibilités que leur offre de façon si ostensible le progrès technique et économique?“ Les travailleurs étrangers ne seraient d’ailleurs pas intéressés aux loisirs. Le Conseil d’Etat a dit qu’ils s’ennuyaient et ne peuvent se reposer dans leurs logements trop étroits. „Le problème est mal posé, il ne s’agit pas d’heures supplémentaires mais de la mise à disposition de logements décents, de moyens appropriés pour occuper son temps libre“, rétorque à la Chambre le député socialiste Benny Berg sur ces arguments. Il est par contre d’accord pour tout faire contre une éventuelle recrudescence du travail au noir, au détriment des patrons, que ces représentations nourrissent.

Pour les députés socialistes, l’enjeu est de revendiquer la paternité de cette réforme sociale, qu’ils accompagnent depuis les bancs de l’opposition. Benny Berg rappelle un arrêté grand-ducal pris en octobre 1938, par le ministre du Travail socialiste Pierre Krier permettant un abaissement de la durée légale pour les métiers pénibles, dangereux ou malsains, mais jamais utilisé par la suite.

Les communistes pour leur part, qui ont six députés, déplorent un calendrier trop lent. „Quand les entreprises augmentent leurs profits, on appelle cela officiellement une bonne conjoncture, quand les ouvriers exigent une réduction du temps de travail ou une augmentation de salaire, on prétend que cela renchérit la vie et on brandit le danger de l’inflation“, constate Jos Grandgenêt.

Rapporteur du projet de loi, le député CSV Jean Spautz, président du syndicat LCGB, s’avouera déçu des débats qui se sont étirés jusque tard dans la nuit. Il constatera que la réduction du temps de travail dans la fonction publique, n’avait pas réuni contre elle tant d’opposition. Pour lui, une telle mesure coule pourtant de source pour un pays „qui a la prétention d’être un des pays socialement les plus progressistes“.

Deux crises plus tard

Entre l’adoption de la loi le 25 novembre 1970 et sa pleine entrée en vigueur à la fin de la décennie, une crise économique et un rapport du club de Rome surviennent. Ils appellent tous les deux au partage du temps de travail pour résoudre le problème du chômage comme celui de la consommation trop brutale des ressources. Ce devait être deux arguments de plus pour que la réduction du temps de travail se poursuive. Or, avec le renforcement dès la fin des années 70, on voit la question devenir européenne. Et en devenant européenne, elle devient aussi une question de compétitivité internationale. Car les années 70 sont marquées par les efforts vers une union économique et monétaire. Quand, en 1976, les neuf Etats membres se donnent comme mission d’atteindre le plein emploi d’ici 1980, ils aspirent à le faire an atteignant une croissance de 5 pour cent par an et une baisse de l’inflation, en stimulant les investissements et la demande par la baisse des impôts plutôt que la hausse des salaires. La réduction du temps de travail devient alors une revendication inaudible.

En 1979, le LSAP qui a fait figurer la semaine de 35 heures dans son programme perd les élections. Et à l’inédit gouvernement LSAP-DP de 1974, succède un gouvernement CSV-DP qui prévient qu’il remet une réduction du temps de travail à son adoption au niveau européen. Il faudra attendre 2003 pour que l’Union européenne établisse par une directive que la durée moyenne hebdomadaire maximale de travail dans l’UE peut être de 48 heures. Comme c’était le cas au Luxembourg en 1918 et 1970.