Festival de CannesDeux femmes puissantes

Festival de Cannes / Deux femmes puissantes
Eivin (Herbert Nordrum) et Julie (Renate Reinsve) dans „The Worst Person in the World“ de Joachim Trier Oslo Pictures

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„The Worst Person in the World“ de Joachim Trier et „Bergman Island“ sont deux films qui explorent le sentiment amoureux et son revers, la rupture. Si Mia Hansen-Løve choisit une déambulation filmique sur fond de mise en abyme et d’intertextualité un brin nombriliste, le cinquième long métrage de Joachim Trier est un délicat portrait féministe et intergénérationnel à l’humour subtil. Les deux films convainquent par leurs portraits de personnages féminins forts.

Imaginez que vous êtes en couple. Votre relation se passe plutôt bien, malgré l’habitude qui a lentement pris le dessus sur la fouge et l’emportement et l’enchantement des débuts. Vous passez une soirée en société un peu chiante avec votre mec, un dessinateur de BD qui vient de sortir un nouvel album. Vous décidez de rentrer plus tôt, seule. Vous vous baladez, des larmes aux yeux, une tristesse diffuse vous saisissant, qui vous prend à chaque fois que vous demandez si c’est vraiment à ça que ça se limite, la vie dite adulte. Vous longez des apparts où des gens jeunes et beaux comme vous font la fête. Vous vous arrêtez, songeuse, et décidez de faire l’incruste.

Pendant la teuf, vous vous réjouissez de ne devoir être personne en particulier. Vous buvez plus que de raison, vous provoquez les invités, vous croisez un regard. Lui, c’est Eivind (Herbert Nordrum). Lui aussi est en couple. La discussion, que vous avez entamée, tourne vite autour de la notion de fidélité: à partir de quel moment est-ce tromper? Se parler alors qu’on ressent de l’attraction réciproque, est-ce déjà tromper? Souffler de la fumée de cigarette dans la bouche d’un autre, se renifler les aisselles – est-ce tromper? Ou, plutôt: quand l’attraction réciproque est là, tout geste n’est-il pas toujours déjà tromperie, n’a-t-on pas inexorablement basculé dans un monde coloré par la fascination pour l’autre?

S’ensuit une scène magistralement écrite, brillamment filmée et excellemment jouée, qui confirme ce que l’on pressentait lors des scènes précédentes: „The Worst Person in the World“ est un film qui, au-delà de sa surface formelle maîtrisée, va au cœur de nos relations affectives pour les disséquer avec rigueur et empathie. Car ce qui touche le plus dans ce film, c’est les rapports de tendresse qu’entretiennent réalisateur et acteurs envers leurs personnages, chose devenue rare dans les films de qualité tant il est vrai qu’un tel exercice frôle souvent le kitsch ou le mélo, que Joachim Trier parvient à éviter de justesse la plupart du temps.

Dans „The Worst Person in the World“, Trier dresse avec délicatesse le portrait d’une jeune femme qui, après avoir abandonné des études de médecine et de psychologie, entame plus ou moins un bachelor en photographie pour se jeter avec fougue dans la vie estudiantine et les coups d’un soir, finissant par se mettre en couple avec Aksel (incarné avec brio par Anders Danielsen Lie), bien plus âgé qu’elle.

Découpé en douze chapitres, le film évoque autant d’épisodes de la vie de Julie, explorant sa vie intime par le biais de fragments isolés – un séjour dans un chalet avec les amis d’Aksel, qui ont tous déjà fondé une famille, une visite au père absent, indifférent et mensonger, la rencontre avec Eivin, dont elle s’empêchera en vain de tomber amoureux, la rupture avec Aksel, pourtant „la personne la moins moralisatrice“ qu’elle connaisse.

„The Worst Person in the World“ est féministe sans l’être à l’emporte-pièce. Il n’a pas besoin d’asseoir le féminisme et l’indépendance radicale de sa protagoniste, incarnée par l’excellente Renate Reinsve, en mettant en scène des hommes invariablement et ostentatoirement toxiques – les personnages masculins, pour la plupart plus âgés qu’elle, reproduisent sans s’en rendre compte des schémas patriarcaux et s’y engluent, leurs vieilles et délétères convictions se frottant à un monde qu’ils ne dominent plus.

Ainsi, lors d’une émission télé, une journaliste s’en prend à Aksel et son personnage de BD, dragueur, séducteur, misogyne – alors que lui défend la liberté de l’artiste, elle s’insurge contre un personnage antédiluvien, qui encourage à la dissémination de schémas comportementaux dangereux. Trier, lui, s’abstient de juger.

Si Julie quitte Aksel, c’est parce qu’elle a l’impression de ne jouer que les seconds couteaux dans sa propre vie, tout ne tournant toujours qu’autour d’Aksel et de ses héros de BD – la rupture est aussi un geste d’autonomie, d’indépendance, de quête d’identité.

Formellement, le film est très maîtrisé – de par sa division en chapitres et de par cet enchevêtrement, lors d’une scène clé, entre une voix off qui reprend, annonce ou répète les lignes de dialogue du personnage de Julie, l’on pense parfois à un Yorgos Lanthimos en moins barré. Son humour subtil, son émotion rentrée, qui prend le dessus au cours d’une dernière partie infiniment touchante et le jeu excellent des trois acteurs en font un des meilleurs longs métrages de la sélection officielle.

Mises en abyme

„Bergman Island“ de Mia Hansen-Løve, avec l’actrice luxembourgeoise Vicky Krieps, est un méta-film sur un couple de cinéastes qui, afin de trouver l’inspiration, s’en va sur l’île de Farö, où le fameux Ingmar Bergman a réalisé six de ses films. Le couple réside dans l’ancienne demeure de Bergman et dort dans le lit conjugal qui a servi pour „Scènes de la vie conjugale“ – „un lit qui est à l’origine d’un millier de divorces“, leur explique-t-on. Vivre et écrire en plein entourage des fantômes du grand réalisateur – qui avait commencé de croire aux fantômes après le décès de sa femme Ingrid – est censé les inspirer pour leurs prochains films. Alors que Tony (Tim Roth) semble bien avancer sur son scénario, l’écriture de Chris (Vicky Krieps) n’est pas aussi fluide qu’elle l’aurait souhaité.

En début de film, la relation entre les deux est marquée par des structures patriarchales, Tony assumant sa fonction de mentor à qui Chris raconte sa peur de la page blanche, les errances, dérives, digressions et incertitudes de l’écriture alors que lui ne dévoile rien de la sienne, d’écriture, ce à quoi Chris remédiera en consultant son carnet d’écriture, où elle découvre avant tout des esquisses pornographiques. Alors que Tony est bien intégré dans le cycle économique de l’industrie cinématographique, Chris ne fait que commencer à bénéficier d’un début de notoriété. Dans une scène montée en parallèle, Tony participe à une projection suivie d’un débat sur son œuvre alors que Chris tombe sur un admirateur, qui a vu son dernier film et qui s’est disputé, au sujet de ce film, avec son ex, dispute qui entérinait la fin de leur relation.

C’est à ce moment que les relations de pouvoir basculent – alors que Tony participe à un safari Bergman et s’enlise dans l’industrialisation, l’hagiographie, la réification d’un cinéaste, rappelant la charge critique de „Where is Anne Frank“ d’Ari Folman, où celui-ci dépeint de façon similaire la récupération d’une icône par l’industrie touristique, Chris part, avec cet admirateur, sur les véritables traces de Bergman. Pourtant, force est de constater que ce binarisme est quelque peu simpliste, puisque le parcours loin des sentiers battus de Chris est un jeu de pistes certes moins balisé mais tout aussi vain – il n’y a rien du cinéaste qui ne soit toujours déjà dans son œuvre et Bergman était, comme quelqu’un le remarquera, aussi cruel dans sa vie que dans ses films.

Néanmoins, c’est à partir de ce moment-là que „Bergman Island“ devient le film de Chris, Tony s’estompant, devenant de plus en plus caricatural quand Chris se met à lui raconter son film – et Hansen-Løve de se lancer, comme Serebrennikov le fera quelques jours plus tard au cours de son „Petrov’s Flu“, dans une mise en abyme passionnante, la jeune autrice narrant son histoire en même temps que „Bergman Island“ en montre les esquisses filmiques. Ce projet, c’est l’histoire des dernières palpitations d’une relation amoureuse: deux amants se retrouvent lors d’un mariage d’amis communs, elle (Mia Wasikowska) cherchant la proximité de son amant (Anders Danielsen Lie) alors que lui paraît déjà loin, hanté qu’il est par la mauvaise conscience de tromper sa femme.

Avec la double mise en abyme, Mia Hansen-Løve pose la question de ce que nous dévoilons de nous-mêmes dans les fictions que nous réalisons et interroge la manière dont nous vampirisons le réel et autrui, cette si fructueuse matière première de nos fictions. Si le film n’est pas dénué de poésie et que sa structure déambulatoire, enchâssée, a tout pour plaire, il n’en reste pas moins qu’il fait parfois un peu carte postale – là où „Petrov’s Flu“ ose, avec sa flânerie narrative et une structure enchâssée quelque peu similaire, exploser les cadres formels, le film de Mia Hansen-Løve est un peu trop épris de sa propre beauté, ce qui l’amène, vers sa fin, à se perdre dans les circonvolutions labyrinthiques d’enchâssements successifs.

„The Worst Person in the World“, de Joachim Trier, en sélection officielle, 4/5

„Bergman Island“, de Mia Hansen-Løve, en sélection officielle, 3/5

L’actrice luxembourgeoise Vicky Krieps et Tim Roth dans „Bergman Island“ de Mia Hansen-Løve
L’actrice luxembourgeoise Vicky Krieps et Tim Roth dans „Bergman Island“ de Mia Hansen-Løve  CG Cinéma