L’histoire du temps présentFaire revivre la frontière: En quête des dancings d’Esch

L’histoire du temps présent / Faire revivre la frontière: En quête des dancings d’Esch
 Photo: Romaine Werner

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„Frites, amour et tango“: ainsi s’intitule un article nostalgique, paru en janvier 1986, dans le journal hebdomadaire gratuit „Lux-Post: Reflets du Bassin Minier“.

Il traite de „ce qui s’est passé dans les différents ,dancings‘ qui longeaient dans le temps la rue d’Audun“ et „qui est de nos jours presque effacé de la mémoire des ,jeunes de l’après-guerre‘ et quasi inimaginable sinon impensable pour notre génération actuelle de ,discofans‘“. Et vous, saviez-vous que de l’immédiat après-guerre à la fin des années 1960, Esch-sur-Alzette était un haut-lieu de la fête? Les „dancings“ et autres „salles“ organisant des bals prospéraient tout particulièrement sur un tronçon de la rue d’Audun s’étendant du haut de la rue du Brill au passage à niveau séparant les quartiers „Grenz“ (Frontière) et „Hiehl“ (Hoehl). A l’époque, cette rue d’Audun était bien plus longue qu’aujourd’hui, puisqu’elle se prolongeait jusqu’au coin avec l’avenue de la Gare, à proximité de la gare ferroviaire.

Ma grand-mère avait 18 ans en 1949, lorsque sa mère l’emmena dans un des dancings de la frontière. Des orchestres y jouaient la meilleure musique de danse du moment. La plupart des jeunes filles y étaient accompagnées par leurs pères; ma grand-mère, elle, n’avait plus le sien. Pourtant, ce n’est pas tant pour la chaperonner que sa mère s’y rendait avec elle, c’était parce qu’elle-même aimait danser. Elle avait ses raisons: la quarantaine, mère de trois enfants, elle était déjà veuve par deux fois. Au milieu du 20e siècle, les dancings étaient les lieux par excellence où l’on pouvait rencontrer du monde. Ma grand-mère y fit ainsi la connaissance de mon grand-père. La mémoire lui fait défaut quant au nom exact du lieu: était-ce chez Hein? Chez Rossi? Chez le fils Welter? Elle est rarement retournée à la Frontière après son mariage et a ensuite passé presque une décennie au Brésil, où mon grand-père fut envoyé par l’Arbed. Aujourd’hui, âgée de 90 ans, ces souvenirs lui semblent bien lointains.

„D’Grenz“, haut-lieu de la fête

Beaucoup de familles eschoises, qui habitent la ville depuis au moins trois générations, ont leur propre version d’une histoire d’amour qui a commencé à la Frontière. Cette histoire inclut aussi souvent un tango, une valse ou un cha-cha-cha qui a permis de faire, justement, le premier pas. Et puis, à partir des années 1960, ces souvenirs incluent des frites, chez Erzi ou au Lema, avant que ce dernier n’abandonne les frites pour devenir une pizzeria célèbre. Cette mémoire familiale, qui peut paraître anecdotique, est en fait révélatrice d’un pan important de l’histoire sociale et culturelle eschoise.

A Esch comme ailleurs, les festivités populaires ont relativement peu attiré l’attention des chercheurs ou des pouvoirs publics, sauf lorsqu’elles ont été perçues comme présentant un trouble à l’ordre public et/ou à l’ordre social. Elles ont rarement été assimilées aux objets nobles de l’art ou du travail. S’il existe des études sur les „temples de danse“ et autres divertissements des grandes capitales, les dancings d’Esch apparaissent plutôt anecdotiquement dans la littérature. Les quelques livres et documentaires qui documentent le contexte luxembourgeois se concentrent généralement sur les artistes qui étaient sur scène, moins sur les „amateurs“ qui dansaient sur la piste — l’excellent „Entrée d’artistes: Swing, Musetten a Fuesmusik“ (2007) d’Andy Bausch suit par exemple les carrières professionnelles des musiciens luxembourgeois de jazz de l’entre-deux guerres aux années 1960, en traitant principalement de leurs engagements à Radio Luxembourg et dans les cabarets de la capitale.

Deux ouvrages précieux plongent dans l’ambiance d’Esch-Frontière dans les années 1950 et 60. Baru relate, dans la bande dessinée „Quéquette Blues“ (1984), une nuit enneigée d’hiver, pour la Saint-Sylvestre 1965/1966, lorsque des jeunes Lorrains traversent la frontière pour se rendre à la rue d’Audun, à la conquête de filles. On y plonge dans l’ambiance enfumée et alcoolisée des dancings, leurs jeux de quilles et orchestres locaux, leurs bagarres et solidarités ouvrières. Le recueil de photos et de textes „Mythos Esch. Fragmente 1950-62“ (2004) d’Ed Maroldt documente la culture populaire eschoise de l’après-guerre. Les parties „Frontierland“ et „Mär ginn op d’Grenz“ traitent des légendes locales de jazz, de la drague sur voie publique et de la danse chez les mythiques Rossi, Hein, Bernardo ou encore Dickrechs Théid.

Les archives locales comme nationales révèlent quelques pépites. Aux archives de la ville d’Esch, un registre de demandes de „nuits blanches“ liste toutes les soirées organisées dans la ville entre 1920 et 1937, ainsi que les associations culturelles, sportives et musicales qui en faisaient la demande, et bien sûr, les lieux où ces soirées allaient se dérouler. Il est également possible de consulter les courriers de demandes des associations datant de 1944 à 1965. Quant aux archives de la presse, on peut y dénicher des annonces de bals jusqu’aux années 1970. On voit ainsi comment des lieux ont traversé les décennies, restant parfois dans une seule famille sur plusieurs générations, et étant généralement connus du public par le nom de leurs propriétaires, plutôt que par l’éventuel nom donné au lieu.

Un projet de recherche participatif

Il est cependant difficile de faire émerger des archives toute la dimension sensorielle et affective de ces festivités populaires. Que ressentaient ces jeunes gens lorsqu’ils dansaient ensemble, alors que filles et garçons ne pouvaient se fréquenter à l’école, car celles-ci n’étaient pas encore mixtes, et qu’ils et elles ne pouvaient guère se rencontrer au travail puisque les femmes ne travaillaient pas dans les mêmes endroits que les hommes? Quelles sensations procuraient les orchestres de danse lorsqu’ils jouaient dans des salles bondées jusqu’au milieu de la nuit? Est-ce qu’“il faut l’avoir vécu soi-même […] car ça ne s’explique pas“, comme me l’annonçait une connaissance de ma grand-mère?

Les chercheurs s’intéressant à la mémoire individuelle comme collective, ont montré que celle-ci doit être entretenue par des symboles, des monuments et expériences, souvent sur les lieux-mêmes de la mémoire que l’on souhaite entretenir. L’historienne Alison Landsberg avance que l’expérience corporelle et émotionnelle in situ permet même l’émergence de „souvenirs“ concernant des faits que l’on n’a pas soi-mêmes vécus. Elle appelle cela la „mémoire prothèsique“, celle qui se „greffe“ comme une prothèse.

Se rendre in situ: Une froide mais ensoleillée journée de février, je menai le premier „Dancing Erënnerungen Tour“, un „pèlerinage“ dans le quartier des dancings d’autrefois. Devant le Théâtre d’Esch sur la place du Brill, je commençai par réciter un poème de Guy Van Hulle, „Esch/frontière“ (1973), qui décrit la „saloon-atmosphère“ de la rue d’Audun, les filles en mini-jupe, les odeurs de fleurs défraichies et celles, vous vous en doutiez, de frites.

Je connaissais la plupart des participants au „pèlerinage“, presque tous des Luxembourgeois d’origine italienne. Ils avaient déjà exprimé leur intérêt pour mes recherches et j’en avais interviewé certains. Parmi eux se trouvaient un employé municipal et DJ, fils du musicien Edy Honken, célèbre pour avoir introduit la guitare hawaïenne au Luxembourg. Il m’accompagnait depuis le début de mon enquête. Il y avait aussi une ancienne danseuse de revue qui avait été formée à l’école de danse eschoise „Germaine Damar“, du nom de la célèbre danseuse et comédienne luxembourgeoise, et tenue par la sœur de cette dernière. Il y avait enfin un passionné de voitures anciennes dont le père et l’oncle avaient joué au sein du Jazz Club d’Esch, et qui était lui-même devenu musicien et a dirigé un orchestre pendant 33 ans. Il organise tous les ans une rencontre à Lasauvage où l’on s’habille à la mode des années 1950 et où seules les voitures anciennes sont autorisées dans le village.

La fille des propriétaires du dernier dancing de la frontière, le Viola, se joignit également à nous. Celle-ci m’avait été introduite par un homme qui avait lui même grandi à la pension Viola, au-dessus du dancing; son père, menuisier le jour, était garçon au Viola la nuit. De nombreux dancings étaient simultanément des cafés, des auberges, et parfois, en sus, des pensions d’ouvriers. Le Viola fut ouvert en 1924 en tant que café par un ouvrier d’une fabrique de pâtes, Ubaldo Viola, originaire de la région de Perugia en Italie. En 1953, le café fut officiellement „réouvert“ comme dancing par sa fille Orlanda Vanoli-Viola. Selon Benito Gallo, auteur du livre „Centenario – Gli italiani in Lussemburgo 1892-1992“, le Viola était célèbre pour ses bals, logeait jusqu’à trente ouvriers dans dix chambres à l’étage, et servait jusqu’à trois cents repas par jour. Géré par la famille Vanoli-Viola jusqu’à la fin des années 1980, il a fini par être revendu au patron de l’actuelle Brasserie des Terres Rouges. A la fin du „pèlerinage“, c’est là que nous avons bu un verre ensemble, en regardant les photos et autres archives familiales amenées par les uns et les autres.

Entre recherche d’archives et récolte de témoignages, le projet de recherche „Dancing Esch“, mené au Centre d’histoire contemporaine et digitale (C2DH) de l’Université du Luxembourg, cherche à restituer toute la richesse et la complexité des festivités populaires de la rue d’Audun après-guerre. Il invite à s’intéresser à l’histoire des sociabilités et des loisirs, à celle des mœurs et des intimités, ou encore à celle des corps et des sens, dans une ville frontalière qui a été façonnée par l’industrie sidérurgique et la migration de travail. A cette époque, Esch se remet d’une grande guerre et savoure le dimanche, dans l’„Amüsiermeile“ de la rue d’Audun, la joie de vivre retrouvée au cours des Trente Glorieuses.

 Photo: Laura Steil
Rosie
9. Mai 2022 - 16.58

D'Erzi hat déi beschte Panzerotti. Do huet een sech nach d'Maul no enger hallwer Stonn verbrannt wann een domat zu Diddeleng ukomm ass.