Festival de CannesAutoportrait d’un (plus si jeune) homme en feu

Festival de Cannes / Autoportrait d’un (plus si jeune) homme en feu
 Photo: Les films du bal

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Avec „Le genou d’Ahed“, Nadav Lapid livre à la fois un autoportrait formellement osé et une critique acerbe du déclin politique et moral de son pays natal.

Réaliser le film qui suit l’encensement n’est jamais évident. Après l’Ours d’or pour „Synonymes“, film fulgurant sur un jeune israélien échoué à Paris et déçu par son pays, Nadav Lapid livre, un peu comme Martin McDonagh avec „Seven Psychopaths“ après le succès de son „In Bruges“, un film sur l’impossibilité d’un film – sauf que, là où cette impossibilité témoignait d’une panne d’inspiration transcendée en œuvre cinématographique chez McDonagh, l’impossibilité du „Genou d’Ahed“ est avant tout, mais pas exclusivement politique.

Après le jeune Yoav de „Synonymes“, „Le genou d’Ahed“ met en scène un réalisateur israélien connu sous le nom très kafkaïen de Y, incarné par un Avshallom Pollak à la fois perturbant et excellent. Au début de film, on le retrouve en plein casting pour son nouveau projet de film, „Le genou d’Ahed“, dont le titre fait référence à Ahed Tamimi, jeune militante palestinienne enfermée pour avoir giflé un soldat israélien. Ce qui révolte le plus Y dans toute cette histoire, c’est que le député israélien Bezalel Schmotrich ait suggéré qu’on lui tirât une balle dans le genou, à Ahed Tamimi, afin qu’elle soit marquée à vie.

Tiré de son casting pour une soirée de projection d’un de ses films dans une bourgade de l’Arava – donc en plein désert israélien – où il est accueilli par Yahalom (Nur Fibak), la jeune directrice des Bibliothèques nationales, Y est interloqué quand l’employée lui signale qu’il devra remplir une fiche sur laquelle il faut cocher les thématiques abordées au cours de la soirée: y sont listés des sujets comme l’antisémitisme, la Shoa, l’identité juive, les juifs dans la diaspora, mais nulle mention – et donc nulle possibilité d’en faire un débat – du conflit du Proche-Orient.

„Le genou d’Ahed“ est un film volontairement décousu, qui reproduit dans ses expérimentations formelles la sauvagerie et la colère de son contenu. C’est un film moins abouti que son prédécesseur, inachevé car inachevable, un film hors sujet, décentré comme seront incessamment décentrés les plans, un film hors champ en somme, puisqu’il ne sera que très peu question du genou d’Ahed ni du Genou d’Ahed, ce film qu’Y veut réaliser mais qu’il ne réalisera pas parce que le gouvernement israélien fera tout pour l’en empêcher: au moment de l’écriture du scénario, des artistes israéliens s’insurgent contre la façon dont la ministre de la Culture, Miri Regev, cherche à canaliser les productions artistiques afin d’éviter qu’elles ne deviennent trop critiques.

S’assimilant par moments à une version plus explosive, plus colérique de „La dernière interview“ d’Eshkol Nevo, dont le roman „Trois étages“ est en compétition dans son adaptation filmique par Nanni Moretti et qui évoquait, entre autres, la censure dont ses livres étaient devenus la cible, „Le genou d’Ahed“ reprend, développe et radicalise la diatribe contre la politique du pays natal du réalisateur, Y étant convaincu que son pays est en train de s’enliser dans l’avilissement. Si une telle position pourra paraître un tantinet manichéenne, il faut noter que „Le genou d’Ahed“ est plus subtil que cela, la colère de Y étant à la fois dirigée contre l’Etat d’Israël et contre sa propre personne, violente, manipulatrice, tourmentée et traumatisée.

Car de cet autoportrait – d’un pays et d’une âme d’artiste – au vitriol, Lapid et son alter ego ne sortiront pas indemnes. Y est un séducteur violent qui tantôt charme et roucoule, tantôt vomit sa colère. Il est l’incarnation de la masculinité toxique, qu’il utilise afin de saboter un Etat qu’il juge lui aussi toxique: en témoigne une mise en abyme, un récit de souvenir de service militaire atroce, un huis clos infernal dont on ne sait plus, au fur et à mesure des revirements et emboîtements, à quel point il est authentique ou inventé. On a tous vécu de telles histoires, dira Yahalom – mais c’est chez le cinéaste que, à force de fictionnaliser, de transcender, d’y revenir, cela finit en obsession, en confusion: le cinéaste est un chasseur d’histoires.

Si le formalisme du film paraît un peu trop ostentatoire, si le contraste entre la cruauté politique et la beauté de l’endroit est un peu trop appuyé, bref si les dichotomies qui traversent le film sont un peu trop lisibles (Y est à la fois enfant terrible et fils à maman, cette dernière souffrant d’un cancer), le film excelle surtout quand il sème des fausses pistes et multiplie les doubles fonds, quand il se dérobe en compagnie de son personnage.

Le genou d’Ahed, de Nadav Lapid, en compétition, 3/5


La deuxième journée du festival :
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