Penser la criseFictions de la fin, fin de la fiction

Penser la crise / Fictions de la fin, fin de la fiction
Guerres, catastrophes naturelles, incidents nucléaires et pandémies: depuis toujours, les écrivains sont fascinés par la fin du monde.  Photo: Pixabay

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Jamais l’imaginaire de la fin n’était autant à la mode que de nos jours. Entre accidents nucléaires, pandémies ravageuses ou catastrophes nucléaires, l’imaginaire de la fin est aussi varié que les paysages en ruine qu’il évoque sont monotones. Le Tageblatt a passé des jours dans les mondes de cendres et de débris des romanciers contemporains pour décortiquer les phénomènes récurrents du sous-genre … et vous faire comprendre que la fin du monde, la vraie, ça n’est pas encore pour demain.

Ici vous trouvez le second article de la série.

Un homme accompagné de son fils se retrouve sur une route désertée. Des particules de cendres volettent dans l’air. Le décor, informe et ravagé, est constitué de neige, d’eau ruisselante, de boue, de cadavres, de villes incendiées. L’homme avance lentement. Il pousse un caddie chargé de vivres et de couvertures et équipé d’un rétroviseur afin de surveiller la route. La rencontre avec d’autres humains est rare. L’homme cherche à les éviter. Avec son fils, il veut gagner le sud – parce qu’il faut bien aller quelque part et que le nomadisme est le seul mode de survie qui reste possible. En route, ils rencontreront un clodo beckettien, un voleur, des anthropophages féroces et un convoi de tueurs féroces qui n’est pas sans rappeler le monde de „Mad Max“.

Si „The Road“ de Cormac McCarthy (prix Pulitzer en 2007, adapté pour l’écran par l’Australien John Hillcoat, avec Viggo Mortensen et Guy Pearce) est devenu une sorte de fiction paradigmatique de l’imaginaire post-apocalyptique, c’est non seulement à cause de ses qualités littéraires évidentes – le style âpre est magnifique, McCarthy décrit un monde barbare tout en mettant au centre de son histoire, à travers cet homme qui prend soin de son fils, un noyau émotionnel touchant –, mais aussi parce que le roman reprend des sèmes communs à l’ensemble ou presque de ces fictions: le monde est en ruines, les derniers hommes luttent pour la survie, la civilisation s’est disloquée et a été remplacée par le darwinisme à l’état pur.

Quels mondes pour la fin du monde?

Mais si on peut voir en „The Road“ une sorte de fiction matricielle de l’imaginaire de la fin, c’est aussi et surtout parce que le roman de McCarthy reste dans l’abstraction. A l’informité du monde évoqué correspond une informité de la diégèse – l’homme et son fils ne portent pas de nom propre – et du passé: hormis quelques rêves et des souvenirs éclatés, l’homme évite de penser au passé, raison pour laquelle le lecteur ignorera jusqu’à la fin ce qui a bien pu conduire à l’état actuel du monde décrit par l’œuvre. Contrairement à la plupart des fictions post-apocalyptiques, on ne saura pas, en lisant „The Road“, ce qui s’est passé pour que le monde finisse en ruines. Tous les possibles sont ainsi maintenus, laissant à l’imagination fertile du lecteur le soin de combler les vides et de s’imaginer l’un des scénarios du délitement possibles.

Cette abstraction se retrouve aussi dans „The Country of Last Things“ de Paul Auster, où Anna Blume, la narratrice, se rend dans une ville inconnue pour retrouver son frère William, parti enquêter sur ce qui se passe au juste dans ce mystérieux endroit en proie à un inexplicable engloutissement: „These are the last things, she wrote. One by one they disappear and never come back. (…) A house is there one day, and the next day it is gone. A street you walked down yesterday is no longer there today.“ Là encore, on n’en apprend sur l’origine de ces disparitions. Moins une fiction en dit, plus elle renforce son caractère allégorique – ainsi, le roman d’Auster développe une véritable métaphysique de l’absence, de la disparition et du deuil.

Extrapolations

Si la fiction post-apocalyptique a le vent en poupe ces dernières années, c’est que le monde, en général, ne va pas bien – entre dérèglements climatiques, attentats terroristes ayant mené à une situation de conflit larvé et de tension permanente, la réapparition un peu partout de leaders radicaux et/ou ineptes, le monde semble se déliter de plus en plus, au point que la pandémie actuelle peut apparaître comme le couronnement de toute une série de désastres. Il est d’ailleurs intéressant de constater que tous ces scénarios ont déjà fait l’objet de nombreuses extrapolations fictionnelles – et qu’il est à gager que le nombre de fictions qui découleront de la pandémie actuelle sera faramineux.

Ce que ces auteurs en herbe de fictions apocalyptiques ignorent, c’est que l’imaginaire de ces futurs romans n’intéressera guère le monde après la pandémie – elles vaudront tout au plus pour leur caractère documentaire ou autofictionnel. C’est toujours le caractère pseudo-prophétique de l’extrapolation – donc le fait de repousser la fin du monde dans l’ailleurs de la fiction – qui fascine. La fiction post-apocalyptique cesse d’intéresser dès qu’elle devient mimétique, c’est-à-dire dès lors qu’elle quitte la science-fiction pour entrer dans le royaume du réalisme.

Si ces fictions renseignent sur le monde réel, c’est donc moins à titre de reflet actuel du monde qu’en tant que baromètre des peurs humaines actuelles – on observe ainsi un reflux des fictions envisageant une guerre nucléaire, cette peur semblant avoir un peu diminué depuis la fin de la Guerre froide. Pourtant, son ombre continue à hanter certaines fictions récentes: „Ostwald“ de Thomas Flahaut raconte, sur l’arrière-fond du délitement de la classe ouvrière, l’évacuation d’une partie de la population française après un grave incident à la centrale nucléaire de Fessenheim alors que dans „Trois fois la fin du monde“ de Sophie Divry, l’horrible quotidien en prison de Joseph Kamal, incarcéré après un braquage au cours duquel son frère a été tué, bascule du jour au lendemain quand une explosion nucléaire le libère et qu’il se retrouve seul dans la zone contaminée.

Accidents nucléaires, pandémies, désastres écologiques

Si „Ostwald“ raconte d’abord la fin d’un monde – celui de la post-industrialisation – pour glisser ensuite vers la fin du monde – comme si le passage entre les deux se faisait par la simple disparition d’une lettre et d’une apostrophe –, „Trois fois la fin monde“ raconte comment la vie de Joseph est sauvée par l’avènement de la fin du monde: pour lui, l’enfer, c’était bien les autres et c’est la solitude du monde déserté qui lui permettra une ébauche de rédemption, une vie solitaire en harmonie avec la nature (par licence poétique ou inadvertance, l’autrice décrit un monde organique grouillant où la „terre gonfle, double, triple, se recouvre d’épis, de buissons“, comme si la nature n’avait qu’attendu le départ de l’homme pour étendre son emprise, se foutant comme une guigne de l’irradiation nucléaire(1)).

„Sans l’orang-outan“ d’Eric Chevillard ensuite est une des premières fictions post-apocalyptiques écologiques françaises – Albert Moindre, son narrateur, est soigneur dans un zoo et doit faire face à la mort de Bagus et de Mina, les deux tout derniers orangs-outans. Si le monde post-apocalyptique qu’il dépeint ensuite – un univers fait de sables, de lagunes et de banquises où les hommes se noient, s’enlisent et meurent de froid – paraît dérivé d’un délire linguistique loufoque, l’univers hyperbolique évoqué n’en reprend pas moins les répercussions possibles d’un dérèglement climatique devenu de plus en plus probable au cours des années qui ont suivi la publication du roman.

Pauvreté de l’imaginaire?

Enfin, l’on peut constater un regain d’intérêt pour les fictions pandémiques ces dernières années – des romains récents comme „Station Eleven“ de l’autrice canadienne Emily St. John Mandel ou „De Produndis“ d’Emmanuelle Pirotte mettent en scène des virus bien plus mortels que celui qui nous confine actuellement: dans „Station Eleven“, la „grippe de Géorgie“ tue en un temps record 99 pour cent de la population terrestre, le roman se focalisant ensuite sur la Symphonie Itinérante, une troupe d’acteurs et de musiciens qui parcourt la région désertée du lac Michigan pour jouer du Shakespeare et du Beethoven tout en fuyant une secte formée par un individu qui, par manque d’imagination sans doute, se fait appeler Le Prophète. De telles sectes pullulent aussi dans la capitale belge imaginée par Emmanuelle Pirotte: Bruxelles y est décimée par Ebola III, la ville est aux prises de fanatiques et Roxanne, le personnage principal du récit, y survit en trafiquant des médicaments à l’efficacité discutable.

Ce qui ressort de cette ébauche taxonomique, c’est que les fictions post-apocalyptiques se retrouvent devant un défi sémantique: l’imaginaire post-apocalyptique nous donnant à lire un monde en ruines, les situations fictionnelles sont contraintes par un monde abstrait, narrativement appauvri et potentiellement répétitif – comme la plupart de ces romans commencent alors que le monde a déjà pris fin, il ne s’y passe plus grand-chose. Qui plus est, le sous-genre est semé de passages obligatoires, de sorte qu’une redondance narrative risque de s’y installer assez vite. Du coup, face à l’abstraction de ces mondes, les auteurs sont appelés, pour se démarquer, de redoubler en inventivité – et de soigner leur style. Nous verrons par la suite comment ils s’y prennent – et s’ils ont réussi leur pari.

(1) L’on se doit d’ajouter Terminus radieux d’Antoine Volodine, auteur qui occupe une position à part dans l’imaginaire post-apocalyptique et auquel nous reviendrons ultérieurement.

Imaginer la fin

Au cours des prochains jours, nous présentons une sélection non-exhaustive de fictions apocalyptiques. Parce que leurs narrations sont très souvent similaires, nous nous focaliserons sur des sujets récurrents et analyserons à tour de rôle (1) quels mondes ces fictions décrivent, (2) quels modèles sociétaux persistent, (3) quelles formes alternatives de la narration se constituent et (4) quelle fonction le langage continue à assumer quand le monde tombe en ruines. Les références bibliographiques seront publiées à la fin de la série.

J.Scholer
11. April 2020 - 10.01

2020 l’imaginaire nous a rattrapé, la fiction est devenue réalité.