Prix littéraires (3) Descartes 2.0: le prix Goncourt attribué à Hervé Le Tellier pour „L’anomalie“

Prix littéraires (3)  / Descartes 2.0: le prix Goncourt attribué à Hervé Le Tellier pour „L’anomalie“
 (C) Francesca Mantovani/Gallimard

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Et si nos existences n’étaient qu’une vaste simulation, un „programme sur un disque dur“? „L’anomalie“ de l’oulipien Hervé Le Tellier est un thriller qui se transforme lentement en dystopie science-fictionnelle. Si le roman se lit d’une traite et jongle avec les genres et les styles, Le Tellier se glisse avec une telle habileté dans la peau de l’auteur à best-seller qu’il finit piégé dans son identité d’emprunt.

C’est sans surprise que l’on enregistra, ce lundi, le couronnement plus ou moins attendu de „L’anomalie“ d’Hervé Le Tellier par les jurés du prix Goncourt. Si ce choix a pu être qualifié d’audacieux, ça en dit plus sur le manque de créativité du paysage littéraire français que sur le roman de Le Tellier, qui épouse les codes du postmodernisme et de la science-fiction contemporaine pour pondre un best-seller intelligent.

Trêve de prolepse axiomatique, parlons-en un peu, de cette „Anomalie“, puisque malgré tout, ce livre se vendra et qu’en dépit de nos précautions de critique pointilleux, il est loin d’être mauvais. Lors de la première partie, un écrivain mélancolique, un tueur à gages qui mène une double vie, un père pédophile, un couple qui se délite, une avocate noire brillante qui a vendu son âme pour sauver sa sœur malade, une popstar nigériane qui doit cacher son homosexualité et un pilote moribond se retrouvent, en mars 2021, à bord d’un avion qui traverse des intempéries telles que chacun pense y laisser sa peau.

Lors de cette première partie un peu longue, l’on découvre des fragments de leurs existences, Le Tellier s’en donnant à cœur joie, mimant différents styles et genres – comme tous font penser à des films ou des séries à succès, ça se lit pourtant sans effort –, mêlant polar, romance et drame social et jouant d’un sens parfait de la symétrie structurelle, puisqu’il fait clôturer chaque chapitre par une arrestation.

Ça n’est pas le seul détail qui nous fera tiquer: le lecteur futé se demandera comment il est possible que le personnage d’Adrian soit tour à tour assimilé à Ryan Gosling, John Cusack, Keanu Reeves ou encore Tom Hanks. Et puis il y a cette étrange mise en abyme dont on ne sait que faire: car avant de s’ôter la vie et de devenir un auteur culte, Victor Miesel, auteur peu remarqué de „Des échecs qui ont raté“ et traducteur de Beckett en klingon (!), publiera un ouvrage à la fois posthume et anthume (vous comprendrez en lisant le roman) qui s’intitule … „L’anomalie“. (Pour Le Tellier, le hasard a bien fait les choses, puisque le succès fou mais fictionnel de „L’anomalie“ de Miesel a préfiguré celui, bien réel, de „L’anomalie“ de Le Tellier.)

Le Tellier suit la logique du best-seller jusqu’au bout: ses personnages ont exactement la profondeur qu’ils ont dans un page-turner classique – l’on y croit (un peu), l’on compatit (un chouïa), l’on suit leurs péripéties avec le suspense qu’il faut, mais les créatures fictionnelles sont avant tout des pions sur un échiquier fictionnel organisé et structuré avec une précision maniaque et jouissive.

Car il se trouve que de cet avion Air France à destination de New York, il s’en pose une copie conforme à JFK … trois mois plus tard. Y figurent les mêmes passagers, les mêmes membres du personnel de bord, qui s’en trouvent donc dédoublés. Alerté par cette anomalie, les services secrets récupèrent les „originaux“, qui ont continué à vivre (ou à mourir) comme si de rien n’était et recrutent des scientifiques afin de savoir que faire de ces doublons intempestifs et comment expliquer cette incongruité ontologique.

Et les scientifiques d’émettre plusieurs hypothèses, la plus intéressante desquelles affirmant que nos existences ne sont que le résultat d’une simulation conçue par une intelligence artificielle – et que nous ne sommes que des „programmes évolués“ soumis à une sorte d’épreuve.

Alors que les critiques s’enthousiasment devant l’ingéniosité narrative d’un roman qui aurait fait prendre à la collection Blanche de Gallimard un tournant science-fictionnel, l’on reste quand même un peu de marbre. Ces gens qui crient au génie, auraient-ils passé leur vie littéraire à ignorer toute la riche et foisonnante contre-culture littéraire? N’auraient-ils pas lu un seul ouvrage de science-fiction?

Des espèces de Super Mario

Car en effet, le lecteur qui s’y connaît un tant soit peu en science-fiction et qui a lu l’avant-garde postmoderne américaine, teintée de cyberpunk, matinée de science-fiction, érudite et truffée de références à la culture pop comme l’est aussi L’anomalie, le lecteur qui a lu Philip K. Dick ou Christopher Priest et qui, par conséquent, prendra certes un plaisir considérable à découvrir les trouvailles ontologiques du roman de Le Tellier et à détecter les innombrables clins d’œil dont est parsemé le roman, ce lecteur aura bien vite remarqué que cette fiction, comme le diraient les Anglais avec ce snobisme maniériste qui les caractérise, est un peu silly. L’anomalie est une plaisanterie à grande échelle, un méta-blockbuster littéraire qui, pour toute ruse et distance ludique qui le caractérise, n’en reste pas moins un blockbuster un peu trop efficace.

En témoignent, par exemple, ces clins d’œil en série à Christopher Nolan, Harry Potter, „Black Mirror“, Douglas Adams, Karl Popper, les sœurs Wachowski et le „Discours de la méthode“ de Descartes: les éléments de composition du roman y sont clairement référencés et cités – un peu comme si une intelligence artificielle y aurait laissé les traces de son deep learning, son apprentissage profond.

En fin de compte, la contrainte de taille, pour l’oulipien Le Tellier, fut d’épouser tant et si bien les formes du best-seller intelligent que critiques et lecteurs ne voient plus la différence entre l’original (le best-seller réel) et son double, son pastiche. Se dégage de ce roman l’impression d’une grande fumisterie, comme si Le Tellier avait voulu montrer qu’en imitant formellement et sémantiquement la logique d’un roman tel que peuvent en écrire un Antoine Bello ou un Dan Brown, il pourrait, lui aussi, décocher un grand prix littéraire.

Car la grande prouesse de „L’anomalie“, son coup de génie, c’est non pas de livrer un roman qui émet l’hypothèse que le réel pourrait être le produit d’une intelligence artificielle, c’est de donner à lire un roman qui aurait pu être écrit par une intelligence artificielle qu’on aurait nourri de best-sellers. Tout comme „Rêve de fer“ de Norman Spinrad n’est pas simplement un roman uchronique mais un roman en provenance de ce monde uchronique, „L’anomalie“ serait un roman (qui feint d’être) écrit par une I.A.

Et l’on ne peut s’empêcher de penser que le jury du prix Goncourt, auquel on ne peut plus depuis longtemps reprocher le second degré, n’y a vu que du feu. C’est ce vertige ontologique, ce double fond sans fond, qui nous laisse songeurs: et si Le Tellier avait réussi à nous faire croire qu’il s’était contenté de produire un simple best-seller?

Info

Hervé Le Tellier, „L’anomalie“, Editions Gallimard, Coll. Blanche, 2020, 336 pages, 20 euros