Tendances du contemporain – Drawing Dead

Tendances du contemporain – Drawing Dead

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Après avoir analysé comment la littérature contemporaine mettait l’accent sur l’histoire et le traitement d’une actualité souvent politique, nous verrons à présent comment certains auteurs, par volonté de tout dire de soi-même ou de tout dire du réel, produisent des œuvres-somme, des pavés d’un petit millier de pages, allant à l’encontre d’une littérature facilement comestible, du best-seller semblable à une cocotte-minute, vite digéré et vite oublié.

Le début est fait cette semaine (et la suivante) avec le quatrième récit de Grégoire Bouillier, sobrement intitulé „Le Dossier M“ (livres 1 et 2), où celui-ci parvient à raconter une histoire qui pourrait tenir en trois lignes (un homme tombe amoureux d’une femme qui se refuse à lui, il s’acharne, puis tombe dans la dépression) mais qui donne lieu à 1.742 pages pleines de digressions, de lucidité, de drôleries et de passages tristes. Un chef-d’œuvre qui nécessite de la patience et du temps, mais qui récompense son lecteur par un projet d’une ambition (presque) sans précédent. Et que nous décortiquerons en autant de niveaux d’analyse que nécessaire.

Niveau 1: De quoi ça parle?
Le livre commence alors que l’auteur-narrateur Grégoire se trouve dans un „drôle d’état, un état vraiment bizarre“, et qu’il essaie de comprendre pourquoi Julien, qui est, avec M, à l’origine de ce texte, „s’est pendu avec la ceinture de son pantalon à la poignée d’une fenêtre“ (page 19) le 27 novembre 2005. Pour ce comprendre, il essaie – juste pour voir, pour comprendre par le vécu – d’imiter ce suicide. Et le récit de s’entamer par une scène hallucinante où Grégoire essaie de se pendre à une poignée de fenêtre, sans succès toutefois. A notre grande joie, faudrait-il rajouter. Car s’il avait succédé, on n’aurait pas eu ce merveilleux, cet irritant, cet ahurissant récit-fleuve.

Où l’on apprend assez vite qu’une semaine avant le suicide de Julien, Grégoire a couché avec Patricia, l’épouse d’icelui. Afin de détromper tous ceux qui auraient tendance à dire que Grégoire culpabilise à l’excès (ce qu’il fait en effet tout au long du récit), qu’il essaie de narcissiquement se mettre au cœur d’une histoire où il ne jouerait que les seconds couteaux, l’auteur-narrateur précise, page 72, que Julien, juste avant de se pendre, a chié sur le lit conjugal. Et, avec sa merde, il a tracé le nom de son épouse et le nom de Grégoire, rajoutant, en dessous: „MAUDITS“.

Mais Julien ne s’arrête pas à ça: „Car tant qu’il put utiliser sa merde, il a été établi que Julien avait dessiné sur sa toile nos deux effigies en train de copuler à quatre pattes comme des animaux et, de façon non moins merdeuse, comme ressuscitant à lui seul la préhistoire et ses visions de cavernes, avec une ‚fureur‘ terrible m’a rapporté Patricia (…), il avait représenté avec sa merde une bite gigantesque qui nous transperçait l’un et l’autre et cette bite gigantesque prenait, côté couilles, la forme d’un glaive et putain, quel enfer, avais-je songé sans trouver les mots pour le dire à Patricia. Putain, c’était possible de chier autant, n’avais-je pu m’empêcher de penser en fermant les yeux pour ne surtout pas me représenter la scène. Il avait la diarrhée ou quoi?“

Et Bouillier de conclure: „Je ne vois pas comment je pourrais exagérer le rôle que j’ai pu tenir dans le suicide de Julien.“ Après quoi Grégoire nous expliquera que, si le suicide de Julien a eu lieu, c’est à cause d’une grande histoire d’amour qu’il vécut et qui commence quand, lors d’une pause-café, il se retrouve dans un drôle d’état parce que la nouvelle stagiaire, dont il n’a fait que flairer la présence, est passée par là, à la suite de quoi il éprouve la nécessité impérative de rompre avec sa copine de l’époque, S, une artiste réputée.

Quand il fera ensuite la connaissance de la stagiaire, M, il constatera d’abord qu’elle est ce qu’il appelle une „jolie fille“ avec des guillemets. Il se rappelle alors que, quand il était petit, il jouait – le dispositif narratif et sémantique est bien plus complexe, mais je veux laisser de la marge pour vous faire découvrir le texte – à un jeu consistant à éprouver la validité des dires de son père qui, alors qu’ils prenaient la voiture pour aller en vacances, considérait que „dès qu’un type conduit une super-bagnole, il y a une jolie fille à ses côtés“, constat qui lui vaut un regard noir de sa femme (la famille de Grégoire est en 2CV). Le jeu amène le jeune Grégoire à constater que les „jolies filles“ avec guillemets sont indissociables de certaines hiérarchies sociales et monétaires.

Ensuite, deuxième hic, qui thématiquement découle du premier, il découvre que la famille de M compte parmi les plus grandes fortunes d’Angleterre – or, Grégoire et l’argent, ça fait deux paires de manche. Enfin, M est fiancée, le mariage est planifié et elle voit mal décevoir sa fille. Malgré de tels obstacles se tisse entre le narrateur et la stagiaire une relation très intense quoique muselée sexuellement par la réticence qu’a M à s’échapper de la vie et du lot qui lui sont socialement et familialement destinés. A la fin, tout vire au désastre et Grégoire se trouve au bord d’un gouffre dont il nous parlera dans le livre 2 (dont nous ferons à notre tour la recension la semaine prochaine).

Alors, si nous décidions de rester à un niveau d’analyse premier, nous nous contenterions de dire que le travail de l’auteur, encyclopédique dans son ambition et exhaustif dans sa démarche, associe un vécu amoureux traumatique à des analyses sociétales et mondaines à se tordre de rire et d’une rare lucidité tout en s’adonnant à des considérations digressives sur des films, des romans et des pubs. Ce en quoi l’on pourrait dire que Bouillier a écrit un texte très proustien, sorte de Recherche du moi perdu de l’ère postmoderne. „Mais quand on a dit ça, on n’a rien dit. Ou alors, il faut tout dire“ (quatrième de couverture). Alors, en trois articles, on ne réussira peut-être pas à tout dire. Mais on essaiera de vous guider un peu dans le dédale de cette œuvre incontournable.

Niveau 2: Le moi, l’anecdote et la digression
Souvent, quand le Luxembourg fait son apparition dans une fiction contemporaine, on l’y décrit comme une sorte de paradis fiscal où de crapuleux banquiers s’adonnent à des magouilles de toutes sortes et où des boîtes postales d’entreprises mondiales permettent l’enrichissement éhonté de tout un pays. Quand il s’agit d’une fiction française, le Luxembourg y apparaît souvent linguistiquement dans sa fonction de parc parisien, la population française s’étonnant d’ailleurs parfois qu’au-delà du Jardin, il y ait aussi un Grand-Duché du Luxembourg.

Bouillier, lui, ne fait pas comme tout le monde – même si, on le verra, l’argent sera au cœur de son analyse. C’est à la page 231 du livre 1 qu’il évoque non pas le Kirchberg et ses immeubles banquiers mais le petit village de Steinfort et une maison familiale. L’auteur y décrit comment une famille luxembourgeoise s’enferma, une nuit, dans sa cave et y resta pendant des jours afin que les voisins pensent qu’ils étaient partis en vacances. Tellement cette famille avait honte de ne pas avoir les moyens financiers pour partir en vacances. Tellement elle avait peur des ragots qui circuleraient à leur sujet. Une patrouille de police, à cause d’un filet de lumière entr’aperçu, qui leur fit penser qu’il y avait des cambrioleurs dans la maison, finit par trouver la famille „au grand complet terrée comme des rats, avec pour seule occupation la télévision (…), une lampe à UV afin de simuler un magnifique bronzage et un guide touristique pour devenir incollable sur le pays ensoleillé où tous diraient avoir passé des vacances géniales“. Et Bouillier de se demander: „Que sont devenus les (…) enfants?“ (page 231)

Cette anecdote s’insère dans une longue digression sur les méfaits de la série „Dallas“, première série télévisuelle à faire d’un être cynique et profiteur le personnage principal d’une fiction diffusée à échelle mondiale et pendant très longtemps, s’insinuant dans l’esprit de tous et disséminant un savoir-vivre néolibéral et la victoire définitive et cynique du marché.

Le livre de Bouillier est entretissé d’anecdotes pareilles. On y apprend que le QI de l’humanité, pour la première fois depuis que l’on est en mesure de le mesurer, est en baisse. On y apprend que la qualité du sperme humain serait, elle aussi, en baisse. C’est un texte qui, bien qu’autofictionnel, n’est pas nombriliste pour un sou (hormis des passages parfois un peu larmoyants, mais Grégoire ironise alors à tout va, et on lui pardonne), qui s’intéresse passionnément à la marche du monde.

C’est le texte d’un homme qui est effaré par ce qui arrive à l’humanité, qui analyse avec une lucidité sans pareil ce monde post-„Dallas“ dont il élabore la symptomatologie et la déontologie darwinienne, qui est révolté d’avoir vu naître un monde où il est possible qu’une petite fille, apercevant au bord de la mer des gosses jouer dans l’eau depuis un ponton de fortune, demande à son père „où se trouvait le monsieur à qui on achetait des tickets pour jouer dans l’eau comme les enfants là-bas“ (page 95), un monde où „50% des 25-34 ans placent (…) l’amour au second rang de leurs priorités, derrière la réussite professionnelle et quel succès pour cette société. Quel triomphe“ (page 354). C’est la colère de Bouillier, authentique et sans concession aucune, qui fait la force de ce livre.
Loin des autofictions narcissiques où l’auteur-narrateur ne fait qu’étaler ses plaies, Bouillier part souvent de choses qui lui arrivent pour extrapoler vers une lecture éclairée du monde, raison pour laquelle la volonté de se dire soi débouche souvent sur la nécessité de dire le monde tel qu’il est – car comment se comprendre soi-même si on ne réussit pas à saisir sa position dans le réel? L’intérêt des figures du moi produites par Bouillier réside avant tout dans la lecture perspicace qu’ils font de la réalité, raison pour laquelle les innombrables anecdotes et analyses du récit sont bien plus qu’ornementales: elles deviennent le cœur même du récit, dont le squelette narratif – assez fin puisque, comme on l’a vu, l’histoire racontée est en soi aisément résumable en quelques lignes – n’est parfois plus qu’un prétexte aux digressions sauvages.

Le livre rappelle ainsi, dans sa forme, „Le vaillant petit tailleur“ d’Eric Chevillard, où il n’était pareillement plus possible de parler de centre et de digression, celle-ci l’emportant quantitativement et qualitativement sur celui-là, qui n’était alors plus qu’un socle quasiment interchangeable sur quoi les digressions, interminables, prenaient appui.
Déprimé et atterré par l’impossibilité de son amour et la marche du monde, Bouillier a cependant, comme il le dit page 504, le primesaut: c’est l’intrépidité, l’impulsion et l’élan de ses emportements digressifs qui font que le narrateur garde une certaine gaieté face aux pires coups du destin – ce qui explique pourquoi, parfois, l’on est pris d’un fou rire alors même qu’on lit des atrocités.

C’est ainsi que le récit, dans sa forme même, oblige à la patience et au surplace, annihilant de la sorte toute téléologie, en quoi sa forme même est aux antipodes même de la société – compétitive, à rendu obligatoire, tournée vers la valeur ajoutée et le profit et l’utilitarisme cynique – qu’il décrit.

Vous trouverez la suite de l’article dans notre édition du samedi et dimanche.