Red Bridge ProjectLemi Ponifasio: du théâtre au Mudam, via la Philharmonie

Red Bridge Project / Lemi Ponifasio: du théâtre au Mudam, via la Philharmonie
„Jérusalem“ (ce vendredi 13 et samedi 14 octobre au Grand Théâtre) ouvre l’édition 2023/24 du Red Bridge Project Photo: Jeff Mc Ewan

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Artiste retenu pour la troisième édition du Red Bridge Project, le chorégraphe et créateur samoan Lemi Ponifasio va pouvoir partager durant une année, en cinq spectacles et de nombreux échanges avec les communautés locales, la dimension spirituelle de son art. 

Le très original concept Red Bridge Project propose, tous les trois ans, à des artistes internationaux d’œuvrer à la programmation des trois institutions culturelles qui bordent le Pont Rouge à Luxembourg. Le Grand Théâtre, le Mudam et la Philharmonie se mettent alors en quête d’un artiste forcément capable de jeter des ponts entre danse, théâtre et art contemporain. „Il a toujours concerné des artistes qui transcendent une discipline en particulier, qui travaillent à travers les disciplines et nous mettent au défi comme institutions“, expliquait le directeur artistique des Théâtres de la Ville de Luxembourg, Tom Leick-Burns, au moment de présenter le nouveau lauréat. Après la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker (septembre 2017 – mai 2018), et l’artiste sud-africain William Kentridge (2020-21), c’est au tour du metteur en scène et chorégraphe samoan, Lemi Ponifasio, de prendre les commandes. Il proposera à cet effet cinq spectacles d’octobre 2023 à novembre 2024. 

Quand l’idée d’une collaboration est née, le concept de Red Bridge Project n’existait pas encore. C’était en 2014, Lemi Ponifasio était passé par le Grand Théâtre avec sa compagnie MAU pour présenter „The Crimson House“, une chorégraphie qui mettait en garde contre l’illusion de la liberté dans des sociétés sous contrôle. Tom Leick-Burns se souvient d’une discussion captivante qu’il avait alors eue avec Lemi Ponifasio dans le patio. Celui-ci lui avait confié toute l’importance qu’il accordait au travail avec les communautés dans les territoires qu’il traversait pour les faire entrer dans la conception du spectacle. Il aura fallu près de dix ans pour que la collaboration ainsi projetée aboutisse. Mais elle se fait sous le format particulièrement riche et bien doté du Red Bridge Project. Ce dernier va devenir pour la première fois un processus créatif en lien avec les communautés locales. Cette manière de travailler épouse le souci des institutions de s’ouvrir à un plus large public.

„Un acte existentiel“

Avec Lemi Ponifasio, les trois institutions ont fait le choix d’un artiste ancré dans la vie. „Je ne pense pas au théâtre ou à la danse quand je crée un travail. La création est le process intensif de vivre, penser et expérimenter l’existence“, explique-t-il. Ils ont fait aussi le choix d’une démarche à forte dimension spirituelle. „La vie est une aventure. L’aventure ne peut survenir quand nous cherchons au-delà de ce que nous savons. C’est un acte existentiel de pratiquer l’art“, poursuit le Samoan. Et quand Lemi Ponifasio affirme que „la création est une action qui tend à illuminer les aspects cachés de soi-même et du monde“, Tom Leick-Burns n’hésite pas à filer la métaphore: „Comme institutions, nous devons nous connecter de nouveau avec l’humain, mais aussi nous connecter avec l’univers“, a-t-il déclaré. „Il est excitant pour nous d’avoir Lemi parmi nous, pour découvrir des aspects cachés à propos de nous, de nos institutions, voire du public.“

Lemi Ponifasio est convaincu qu’au fond, cette dimension spirituelle, c’est ce qui draine le public vers le théâtre: „Les gens ne viennent pas au théâtre pour être distraits, mais pour trouver une connexion avec l’éternité et se transformer.“ Pour lui la communauté est une manière de ressentir, c’est un sens, une invitation aux autres à découvrir ce que l’on pense. Les institutions sont d’avis que ce travail avec les communautés peut être aussi une des solutions au défi d’attirer un plus large public. „Il faut se connecter au-delà de notre habituelle audience, tendre la main aux communautés, pour qu’elles pensent plus qu’elles n’ont pas leur place à la philharmonie ou théâtre, qu’il y a des barrières.“

Le terme de cosmovision – qui désigne la perception du monde par un peuple indigène – est souvent associé à la pratique de Lemi Ponifasio. „Pour moi, la cosmovision“, dit-il, „c’est la manière dont j’ai été constitué. Je crois que j’ai été fait longtemps avant d’être né. Mon corps porte toutes les danses et pensées de ma famille, de mes parents et grands-parents, de mon village, les arbres, les poissons, je suis un morceau de la terre de Samoa. Chaque fois qu’on fait quelque chose, les ancêtres sont avec nous, car nous sommes la version la plus récente de nos ancêtres.“ 

J’ai été fait longtemps avant d’être né. Mon corps porte toutes les danses et pensées de ma famille, de mes parents et grands-parents, de mon village, les arbres, les poissons, je suis un morceau de la terre de Samoa.

Lemi Ponifasio, chorégraphe et metteur en scène

Jusqu’à 150 personnes impliquées

Du côté de la programmation, le Red Bridge Project version 2023-24 commence ce vendredi 13 et samedi 14 octobre par la reprise du spectacle „Jérusalem“. Commissionné par le New Zealand Art Museum, il avait été freiné par la pandémie et n’a été montré que de deux fois. Lemi Ponifasio recrée pour l’occasion cette pièce mêlant la poésie des chants maoris et l’épopée arabe „Concerto Al-Quds“, du poète syrien Adonis. Le chorégraphe qui déclare que Jérusalem est pour lui un „courant de conscience“ entend, avec cette pièce comme avec les autres d’ailleurs, „développer la capacité des personnes à penser librement“. La deuxième production „Love to Death“, qui sera présentée en février 2024, a été une première fois produite en 2015 en lien avec la communauté mapuche du Chili.

Le troisième spectacle „Sea Beneath the Skin“ (14 juin 2024) plonge ses racines dans la cosmovision samoane et l’histoire d’un arbre, le kaori, et d’une baleine qui vivait sur terre jusqu’à ce qu’elle veuille partir vivre en mer et qu’elle décide d’échanger sa peau avec le kaori. Aujourd’hui, le kaori meurt en Nouvelle-Zélande, et souvent les baleines s’ensablent comme si elles voulaient rejoindre l’arbre malade, fait remarquer Lemi Ponifasio en préambule à cette pièce qui parle du changement climatique qui affecte l’archipel de Kiribati. Des artistes de Kiribati organiseront avec la Philharmonie un rituel, en juxtaposant leurs rituels traditionnels avec le „Chant de la Terre“ de Gustav Mahler. 

La grande collaboration avec les populations commencera en mars avec l’installation d’un community center au Théâtre des Capucins, qui se transformera en lieu d’échange et de workshop, en présence de l’artiste.  Baptisée „The Manifestation“, l’intervention présentée au Mudam le 29 juin 2024 sera celle qui impliquera le plus grand nombre de communautés – avec 150 personnes concernées de février à juin. La manifestation s’inspire d’une pratique néo-zélandaise consistant à appeler les gens à se joindre à des marches qui peuvent durer des jours ou des semaines pour connecter la communauté et défendre une cause. Ce sera un rassemblement autour de la cérémonie, de l’art oratoire, de la danse, de la musique et de la nourriture. Il commencera devant le Grand Théâtre et se finira à l’extérieur du Mudam. 

Enfin, en novembre, „Credo“ parlera de vision du futur, d’un nouveau monde à créer, avec la participation de la Philharmonie et de nombreux chœurs. Il s’agira de réunir et d’ouvrir les communautés les unes aux autres, de trouver des points communs sur scène. Car, loin de les idéaliser, Lemi Ponifasio sait aussi que les communautés peuvent parfois être leur propre frein, et accuser les institutions de les stopper alors qu’elles savent le faire toutes seules, dit-il. Avec le Red Bridge Project, Mudam, Théâtres de la ville et Philharmonie leur ouvrent en tout cas grand leurs portes.

Tom Leick-Burns, directeur artistique des Théâtres de la Ville de Luxembourg, et Lemi Ponifasio
Tom Leick-Burns, directeur artistique des Théâtres de la Ville de Luxembourg, et Lemi Ponifasio