LuxemburgensiaFear and Loathing in Luxembourg

Luxemburgensia / Fear and Loathing in Luxembourg
L’écrivain Jacques Steiwer Photo: Editpress/Julien Garroy

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Pour la quatrième enquête du colonel Moulinart, Jacques Steiwer plonge dans le milieu de la drogue luxembourgeois. Malgré une certaine tendance au radotage et un univers trop masculin, le polar convainc grâce à une intrigue à rebondissements, l’évocation vraisemblable du monde sans foi ni loi du commerce de la came et de personnages attachants.

Le commissaire Luc Nilles fulmine: l’image propre et sereine du grand-duché propre souffre depuis que la prolifération de cas isolés confirme que des réseaux internationaux de la drogue ont pris d’assaut le Luxembourg. Tout d’abord, un Kosovar sans visa ni tampon de frontière se fait attraper alors qu’il vient de balancer cent grammes de cocaïne dans une benne industrielle. Après que le suspect leur a indiqué d’aller enquêter du côté de la station Aral dans la rue d’Hollerich, Nilles et son collègue y arrêtent un jeune Luxembourgeois qui s’était réfugié dans une entrée d’immeuble avec une prostituée nigériane pour lui acheter quelques boules de poudre blanche. Petit hic: le jeune étudiant n’est autre que le fils du retraité colonel Moulinart, personnage principal des précédents policiers de Jacques Steiwer.

La prostituée, Boumba Célestine, confirme le mensonge éhonté que le jeune Bastien leur a balancé, le libérant d’une garde à vue dans une cellule crasseuse où elle-même continuera de poireauter avant d’être transférée au centre pénitentiaire de Schrassig. Comme les informations circulent vite, le paternel est déjà au courant, qui demande des comptes à son fils rebelle.

Après un excursus philosophique sur le clivage générationnel et les sophismes d’une génération de vieux soûlards bourrés de nicotine et d’anxiolytiques qui pensent que la MDMA et la coke sont l’incarnation même du vice, le fils amène son paternel à Liège, où il fait des études en médecine, pour une séance empirique qui le fera guider Moulinart à travers les dédales urbains de l’addiction et au bout de laquelle il fera subir à un père récalcitrant un trip de MDMA après lui en avoir glissé subrepticement dans un verre d’eau. „Le problème, ce n’est pas la drogue, mais la misère“, lui expliquera-t-il. Parallèlement, l’on retrouve, aux rives de l’Alzette, entre Itzig et Polvermillen, le cadavre du Kosovar, éliminé selon toute vraisemblance par des clans organisés, inquiétés par une éventuelle délation.

De la poudre aux yeux

Mais alors que la narration progresse, se ramifie et s’internationalise et que les cadavres commencent à joncher le pays, l’enquête de Luc Nilles piétine. Les raisons? La lenteur et la rigidité de l’appareil d’Etat, où chaque opération nécessite l’aval d’un procureur d’Etat xénophobe et qui ne fait pas face à la rapidité des réactions d’un réseau international se ramifiant à partir d’Anvers. C’est là qu’un dénommé Mézut Ülderem contrôle la réception de différentes substances qu’il distribuera, l’absence de contrôles frontaliers intra-européens aidant, vers la Belgique, le Luxembourg, la France, les Pays-Bas et l’Allemagne.

Ce même réseau est habilement construit et protégé par des politiciens véreux et des hommes de loi qui ne la connaissent du bout des doigts, cette loi, que pour mieux l’enfreindre, de sorte que les policiers n’interpellent jamais que de jeunes paumés qui revendent pour mieux consommer eux-mêmes, qui ne connaissent jamais leurs supérieurs hiérarchiques et qui, en fin de compte, leur font perdre un temps précieux en interrogatoires et perquisitions inutiles dont les vrais trafiquants profitent pour prendre la poudre d’escampette. Pour arrêter un tel réseau, grouillant, ramifié, mobile, discret, souterrain, la seule solution est d’y opposer un réseau tout aussi grouillant, ramifié, mobile, discret et souterrain: à savoir le monde du Dark Net.

C’est là que le retraité colonel Moulinart intervient. Impliqué personnellement à double titre – d’un, son fils est impliqué dans l’enquête et de deux, il perdra, au cours du récit, l’un de ses plus vieux amis – et inquiété, depuis qu’il en a fait l’expérience malgré lui, du pouvoir addictif de la MD, dont l’essaimage à travers la population signifierait, selon lui, la „fin de toute société“, Moulinart commencera, grâce au contenu sulfureux de l’iPad de feu son ami Bignou, une enquête aux franges de la légalité. Assisté par son fils Bastien, son chien Bingo et, surtout, Yves Bucq, un jeune geek que tout le monde appelle le „Gäk“, il fera tout pour mettre les bâtons dans les roues d’un réseau de la drogue international.

„L’être et le paraître sont traîtres“

Changeant de point de vue pour ce récit alambiqué, tout en rhizomes, Steiwer amène son lecteur dans les confins d’un réseau criminel tendu: les choses ne sont pas au beau fixe entre le clan turc, mené par Mézut, Kémal et Mazour et le clan marocain, constitué des frères Samir et Mokhtar Bensallah, en charge de la distribution de la came sur le territoire belgo-luxembourgeois, et leur associé Ahmed Meddane, tenancier du Belly Dance, un bar à champagne sur le territoire belge à quelques centaines de mètres de la frontière luxembourgeoise, et c’est à une véritable guerre des clans que le colonel Moulinart devra faire face après son affaire du „gâteau radioactif“.

En gros: si vous êtes adepte de l’œuvre de Roberto Saviano ou que vous vous êtes délectés de la récente série „Zerozerozero“ (qui vaut le détour rien que pour la bande son de Mogwai), la quatrième enquête du colonel Moulinart est taillée pour vous, puisqu’elle rajoute un peu de couleur locale à l’évocation d’un milieu criminel déjà éclairé par moult fictions et documentaires. Certaines scènes, magnifiquement orchestrées – l’irruption d’un verrat dans une boîte de nuit belge, la mise à feu d’une bagnole dans une forêt – se prêteraient d’ailleurs fort bien à une exploitation visuelle.

Steiwer saupoudre son roman de réflexions philosophiques sur l’emprise de la drogue sur la société contemporaine – la volonté de dépasser le corps et l’esprit humains, inscrite au programme de l’humanité depuis qu’on pressent l’avènement de l’intelligence artificielle, serait une des forces motrices expliquant l’extension massive de l’emprise de la drogue à travers toutes les couches de la population. De même, la drogue permet d’appauvrir et de rendre léthargique une partie de la populace qui aurait bien des raisons de s’insurger.

Malheureusement, l’on peut déplorer que nombre de ces réflexions – sur les ordinateurs quantiques, le déclin de l’Occident, la libre circulation des biens (et de la came) en Europe, l’impuissance de l’appareil étatique – reviennent au bout de 200 pages, les convictions et pensées des personnages principaux finissant par tourner en rond, se répétant parfois jusque dans les détails de leurs formulations, de sorte que le polar commence à radoter, à passer dans des boucles de redondance, mimant ainsi certains des états de conscience altérée induits par la consommation de drogue. Par ailleurs, au-delà du fait que certains personnages, comme le „Gäk“, sont quelque peu caricaturaux, d’autres évoluent trop rapidement: ainsi, la rébellion adolescente de Bastien débouche trop rapidement vers une position plus modérée – tout se passe comme si sa phase „Sturm und Drang“ était vécue en accéléré.

La fin de toute société?

En outre, même s’il est vrai que le monde des cabarets et de la drogue est un univers mâle, les quelques personnages féminins restent sous-développés – Régine, l’épouse de Moulinart, se contente d’être inquiète, la prostituée nigériane n’apparaît que pour être qualifiée de „lionne“ et de „bête“ (d’accord, l’auteur veut montrer le racisme de certains policiers, mais il n’y ajoute aucune contre-lecture, n’y oppose aucun regard féminin) et les quelques entraîneuses et strip-teaseuses se contentent de se faire enculer, de minauder auprès de dépensiers clients ou, dans le plus osé des cas, d’uriner au faciès d’un tenancier de bar après lui avoir fait consommer de l’héroïne. Aucune de ces femmes n’est maîtresse de son destin et si le polar ne manque pas de scènes de cul, c’est peut-être un personnage féminin fort qui lui fait défaut.

Stylistiquement, ça tient plus que la route, même si, entre descriptions et dialogues réussis, les passages philosophiques sont un brin scolaires et que le roman aurait, par endroits, mérité un lectorat plus attentif – certaines formulations („à la barbe de“) reviennent constamment, l’argot inhérent à tel personnage („le bintz“) revient dans la bouche de tel autre et certaines imprécisions sémantiques gênent (il y a erreur sur la quantité de drogue transportée par le Kosovar). Malgré ces quelques écueils, „Des camés chez les Luxos“ est un polar intelligemment construit, qui se lit d’une traite. L’on attend donc la suite des choses, que ce soit avec le colonel Moulinart, son fils, le Gäk ou le commissaire Nilles, dont le potentiel reste (volontairement?) un peu sous-exploité.

Info

„Des camés chez les Luxos“, Editions Phi, 2019, 376 pages