L’histoire du temps présentLa grande-duchesse Marie-Adélaïde en version non falsifiée

L’histoire du temps présent / La grande-duchesse Marie-Adélaïde en version non falsifiée
La grande-duchesse Marie-Adélaïde. Photo de Hermann Clemens Kosel, Vienne, 1913.

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Nous assistons en ce moment à un enterrement spécial. Nous enterrons les légendes, mythes et contes de fée qu’on raconte au coin du feu aux Luxembourgeois depuis cent ans autour d’une figure tragique de l’histoire nationale: la grande-duchesse Marie-Adélaïde.

De Denis Scuto

Nous le devons en grande partie à une historienne, spécialiste de l’histoire de la littérature, des élites, de la bourgeoisie, des femmes et de la Première Guerre mondiale au Luxembourg. Josiane Weber vient de publier aux Editions Guy Binsfeld une biographie politique de Marie-Adélaïde, un ouvrage de plus de 600 pages, richement illustré. C’est le résultat d’années de recherches méticuleuses et d’une analyse tout aussi détaillée des sources les plus diverses: sources d’archives au Luxembourg, en Allemagne, France, Grande-Bretagne, Belgique, documents de collections privées d’hommes politiques et d’écrivains, comptes rendus de la Chambre des députés, journaux intimes et mémoires, journaux et publications de l’époque de la Première Guerre mondiale, biographies sur Marie-Adélaïde ainsi que toute la littérature de recherche.

Refus de la Cour d’ouvrir ses archives

Juste une institution a refusé à l’historienne l’accès à ses fonds. À sa demande de pouvoir consulter les Archives et la Bibliothèque de la Maison grand-ducale, le maréchal de la Cour Lucien Weiler répondit le 16 novembre 2018 que „la Cour grand-ducale n’est pas en mesure de faire droit à votre requête“. Voilà la raison invoquée: „Nous tenons à vous informer que les Archives, de même que la Bibliothèque de la Maison grand-ducale, sont actuellement à usage strictement privé.“ La même Cour a même renvoyé son bibliothécaire Gast Mannes parce qu’il avait posé la question s’il pouvait transmettre des informations intéressantes puisées dans la documentation de la Bibliothèque grand-ducale à Josiane Weber. C’est un des nombreux dysfonctionnements de la politique du personnel de la Cour grand-ducale, sur laquelle le gouvernement enquête entretemps officiellement.

Mais Josiane Weber fut aussi déterminée que Marie-Adélaïde il y a cent ans, ne s’est pas laissé décourager et a écrit la première biographie scientifique et critique d’une personnalité historique qui a échoué dans son projet politique et qui est devenue une figure tragique dans le contexte historique de la Première Guerre mondiale. Non pas parce qu’elle aurait été, comme jeune femme, une victime de son entourage ou de forces politiques luxembourgeoises et étrangères. Non pas parce qu’elle se serait sacrifiée pour le Luxembourg telle une Jeanne d’Arc du 20e siècle.

L’historienne Josiane Weber démonte ces légendes en prenant Marie-Adélaïde au sérieux comme acteur politique, donc comme une personne et une souveraine autonome qui avait décidé de jouer un rôle actif dans la politique intérieure et extérieure du pays. En politique intérieure, elle a tenté de régner elle-même et d’imposer un Etat autoritaire avec un pouvoir exécutif fort. Profondément religieuse et fidèle au Vatican, la grande-duchesse avait également pour objectif de faire du Luxembourg un Etat catholique et fondamentaliste. En politique extérieure, elle n’a jamais cessé de se considérer et de se comporter comme „Tochter eines deutschen Fürstengeschlechts“. Sa germanophilie a caractérisé tout son règne de 1912 à 1919. Alors que ses gouvernements se sont ravisés et ont essayé de se rapprocher des Alliés sur le plan diplomatique, Marie-Adélaïde a continué à rechercher la proximité de l’Empire allemand sur le plan familial et politique. Le maintien de son personnel de cour allemand, la politique de mariage par rapport à ses sœurs, ses relations avec le Kaiser, la cour allemande et le gouvernement allemand pendant toute la période de la guerre le prouvent.

A la fin, Marie-Adélaïde ne s’est pas sacrifiée pour son pays. Elle n’est pas partie de son plein gré, elle a été forcée d’abdiquer, sous la pression des Alliés, du parlement, du gouvernement et de deux mouvements révolutionnaires, en novembre 1918 et en janvier 1919. Elle a finalement dû céder à la pression, contre sa volonté et malgré une attitude récalcitrante jusqu’au bout.

Elle est morte très jeune, à l’âge de 29 ans, en pleine conscience de son échec, son échec comme souveraine et son échec dans la vie monastique qu’elle avait choisie comme nouvelle vocation après son abdication. Même si on peut avoir de l’empathie envers une personnalité historique aussi tragique, une grande-duchesse qui fut acclamée au début lorsqu’elle accéda au trône grand-ducal à l’âge de 18 ans, on reste choqué de voir à quel point la Cour et les historiens proches de la Cour nous racontent des légendes, voire carrément des mensonges depuis cent ans. C’est en lisant la première biographie scientifique sur la grande-duchesse Marie-Adélaïde qu’on s’en rend vraiment compte.

La Grande-Duchesse et le Kaiser

Juste un exemple parmi beaucoup d’autres: Marie-Adélaïde et l’empereur Guillaume II. Au lieu de traiter cette question de façon transparente et décomplexée, la Cour grand-ducale préfère continuer à tabouiser et à déformer l’histoire. Ainsi, la Cour a préféré utiliser le centième anniversaire de la Première Guerre mondiale pour nous resservir la légende d’une grande-duchesse qui aurait reçu une seule fois, contre sa volonté, le Kaiser pendant l’été 1914. Le 2 septembre 2014 France 2 diffuse, dans la série documentaire connue de Stéphane Bern, „Secrets d’histoire“, le film „La Grande-Duchesse Charlotte de Luxembourg“. Dans ce documentaire, Charles-Henri de Lobkowicz, petit-neveu de Marie-Adélaïde, mais aussi le grand-duc Henri et Maria Teresa en personne racontent que Marie-Adélaïde était horrifiée et ne voulait pas rencontrer le Kaiser, qui avait établi son grand quartier général à Luxembourg, qu’elle ne l’a pas reçu au rez-de-chaussée du Palais mais au premier étage et qu’elle a ostensiblement gardé ses gants pendant le repas.

L’avocat, compositeur et archiviste de la Cour grand-ducale Pierre Even, spécialiste de la dynastie Nassau-Weilburg, relate la même légende dans un livre de photos sur la dynastie en 2015. Marie-Adélaïde n’aurait pas pu échapper à cette visite que lui aurait recommandé le ministre d’Etat Paul Eyschen et elle aurait lu une note de protestation. Dans sa biographie parue cette année aux Editions Saint-Paul, „Marie Adelheid von Luxemburg-Nassau“, Pierre Even parle d’une „erzwungenen Audienz“.

Qu’est-ce qui s’est réellement passé en 1914? Josiane Weber prouve, en recoupant les sources luxembourgeoises et étrangères les plus diverses, premièrement que la Cour grand-ducale a tenté plusieurs fois entre 1908 et 1914 de rencontrer l’empereur allemand. Contrairement à ce que déclare Pierre Even, la grande-duchesse Marie-Adélaïde et sa mère, Marie Anne de Bragance, n’avaient rien contre Guillaume II mais se sont efforcées de se rapprocher de la Cour impériale. Deuxièmement, en août-septembre 1914, le Kaiser a été reçu par Marie-Adélaïde et sa mère non de façon réservée et froide, mais de façon amicale et familière. Et ceci non seulement une fois, mais au moins cinq fois. J’ai moi-même retrouvé dans ce contexte un document à Berlin au „Geheimes Staatsarchiv Preußischer Kulturbesitz“ et je l’ai mis à la disposition de Josiane Weber. Ce document prouve que le Kaiser et la grande-duchesse ont fêté ensemble, en famille, l’anniversaire de la fille de l’empereur, Viktoria Luise von Preußen, le 13 septembre 1914. En outre, de nombreux autres officiers nobles et hommes politiques allemands ont été invités par la Cour tout au long de la guerre.

On cherche en vain également chez Pierre Even le contenu des télégrammes envoyés par la Cour grand-ducale au Kaiser pendant la guerre. C’est d’autant plus étonnant que le contenu de certains de ces télégrammes est connu depuis cent ans grâce au procès intenté en juillet 1915 à l’employé des postes francophile Henri Wetz. Ce dernier avait copié des télégrammes de la grande-duchesse et de la Cour pour les faire parvenir aux Alliés. Trois d’entre eux sont célèbres. Dans le premier de décembre 1914, on peut lire: „Ich und meine Schwestern beten täglich für den Sieg der deutschen Waffen.“ Le deuxième est également adressé au Kaiser après une victoire militaire allemande: „Es ist Gott dem Allmächtigen für den herrlichen Sieg zu danken.“ Le seul télégramme mentionné par Pierre Even est celui envoyé par la grande-duchesse mère, Marie Anne, à la princesse Charlotte en juin 1915: „Felix als erster in Przesmysl eingezogen.“ Le futur fiancé et mari de Charlotte, Félix de Bourbon-Parme, avait reconquis cette ville galicienne contre les Russes avec le „15. Kaiserlich und Königliches Dragonerregiment“, à la joie de la Cour grand-ducale. L’existence de ce télégramme fut également longtemps niée par la Cour.

Un autre épisode central fut nié par la grande-duchesse Marie-Adélaïde ainsi que par les responsables diplomatiques luxembourgeois vis-à-vis des Alliés et n’est pas mentionné non plus par Pierre Even. Fin août 1914, la grande-duchesse Marie-Adélaïde et sa mère, accompagnées par la comtesse de Montgelas, dame de la cour, ainsi que par les officiers allemands, le baron Ritter zu Grünsteyn, maréchal de la cour, et le comte zu Stolberg-Stolberg, chambellan de la cour, ont observé le bombardement allemand de Longwy, sur la route entre Rodange et Longlaville, dans l’espoir d’y rencontrer le Kronprinz. Josiane Weber note à ce sujet: „Doch die vielen übereinstimmenden Zeugenberichte lassen keinen Zweifel daran, dass die Großherzogin bei der Beschießung der Festung Longwy zugegen war, und zwar ohne Staatsminister Eyschen darüber informiert zu haben. Die Verleugnung dieser von überzeugenden Quellen mehrfach belegten Tatsache entspricht einer Lüge.“

Détecter et démasquer les légendes, les mythes, les falsifications et les mensonges fait partie des missions de l’historien. En procédant de façon très consciencieuse, prudente et autocritique, il ou elle peut y parvenir et nous permettre de mieux comprendre le passé. Voilà en tout cas le défi réussi par Josiane Weber par une exploitation aussi exhaustive que possible des sources primaires et secondaires qu’elle a pu trouver et consulter sur la vie et l’œuvre de Marie-Adélaïde. Elle a entrepris ce travail parce que nous vivons dans un Etat de droit démocratique. Dans un tel Etat de droit, les historiens et les historiennes représentent le public. Ils et elles ont donc le devoir, comme l’a formulé l’historien Peter Schöttler, de rassembler toutes les informations pertinentes. Et de les rendre publiques. Sans mâcher leurs mots. En contribuant ainsi à éclairer la société.

Laissez-vous éclairer. Lisez „Großherzogin Marie Adelheid von Luxemburg. Eine politische Biografie (1912-1919)“, le nouveau livre de Josiane Weber.