Rentrée littéraireJour blanc: „Qui sait“ de Pauline Delabroy-Allard

Rentrée littéraire / Jour blanc: „Qui sait“ de Pauline Delabroy-Allard
L’autrice Pauline Delabroy-Allard publie un deuxième roman touchant. ©Catherine GUGELMANN/Opale/Leema

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Autofiction émouvante en forme de quête d’identité ludique qui peu à peu se métamorphose en un récit douloureux et courageux sur le deuil face à la mort d’un enfant, le deuxième roman de Pauline Delabroy-Allard est aussi un bel hommage à la fiction – parce qu’„il n’y a pas d’autre endroit où vivre“.

À trente ans, Pauline accomplit pour la première fois une démarche pour obtenir une carte d’identité. Quand elle la reçoit, les trois prénoms secondaires – Jeanne, Jérôme, Ysé – qui entourent son prénom lui sautent à la figure: ça fait trente ans qu’elle vit entourée de ces noms mystérieux que personne, dans une famille où on ne parle pas et où, en retour, toute question sur le passé rencontre un haussement d’épaules énervé, un silence prolongé ou des réponses évasives, n’évoque jamais, les laissant là comme des signifiants opaques dénués de tout signifié, masses sonores épaisses, mystérieuses et un peu incongrues.

„Traditionnellement, les parents donnent en prénoms secondaires ceux des grands-parents disparus, des marraines ou des parrains, des prénoms qu’ils n’ont pas osé donner en premier, ou sur lesquels ils n’étaient pas d’accord. J’avais confusément l’intuition que ce n’était pas ça, dans mon cas. Et pourtant ils étaient là. Tous les trois. Deux femmes, un homme. Ce n’est pas anodin, tout de même, d’être escortée dans l’existence par trois inconnus.“

Alors, depuis qu’elle est enceinte, Pauline souhaite lever le voile sur ce mystère familial – parce que, pour pouvoir nommer à son tour, elle voudrait bien savoir pourquoi elle porte ces trois noms et ce que ces derniers pourraient lui révéler sur son identité à elle, parce qu’elle aimerait bien rattacher sa future fille à la chaîne qui la lie à ses ancêtres. Comme elle sait qu’il ne servirait à rien de demander à ses parents, qu’elle ne ferait que buter contre un mur de silence, elle doit passer par la bande, enquêter autrement, remplir, au besoin, les ellipses par la fiction, inventer des histoires pour contourner les non-dits et les silences.

Dans son enquête, elle sera aidée par „le seul enseignement qu’[elle a] gardé de [s]es années à étudier la philosophie“ – à savoir les trois questions fondamentales de la pensée kantienne: Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m’est-il permis d’espérer? Trois questions qui structureront les trois parties du livre, dont chacune, on l’aura deviné, sera consacrée à l’un des trois fantômes qui entourent son identité – trois fantômes que viendra tragiquement rejoindre un quatrième, puisque Pauline mettra au monde, à Paris, „un jour blanc“, un jour „entièrement blanc“, comme elle écrit, une enfant „inerte“.

Après une visite de la grotte du Pech Merle et un camping sauvage avec sa campagne, qui fait commencer le roman sur un ton assez léger, où elle décrit avec un humour pince-sans-rire le vide des patelins français et les efforts un peu dérisoires pour monter et démonter une tente, loin encore de la tragédie qui pourtant s’annonce, s’inscrit déjà dans les interstices des phrases, dans les marges du texte, elle se rendra chez ses grands-parents, où elle découvrira une photo de son arrière-grand-mère Jeanne, ce qui déclenchera son enquête peu avant son accouchement traumatique.

Après cette horrible expérience de la perte, elle perdra la parole, se distanciera de son entourage et s’obstinera à poursuivre la trace des autres fantômes. Il ne s’agit dès lors plus d’une quête d’identité, mais d’une quête de survie, comme s’il fallait retrouver d’autres fantômes, dont le poids serait plus léger à porter, afin d’oublier le sien, comme si elle voulait changer d’identité, afin de fuir l’horreur: de Jérôme, elle en saura plus lors d’une fête d’anniversaire de sa mère, lors de laquelle elle entendra Émile, un ami de la famille, prononcer son nom, qui s’avérera avoir été un amant dudit Jérôme, acteur mort du sida dans le Paris des années 80 et dont elle suivra la trace jusqu’en Tunisie, où ledit Jérôme passa des vacances avec la mère de Pauline.

Là-bas, errant, suffoquant de tristesse, déboussolée, elle s’entichera d’un petit chat blessé et aveugle, „chat perché“ qu’elle ramènera à Paris, au grand dam de sa compagne, qui pense que ce duo où il n’y en a „pas un pour rattraper l’autre“ n’aide en rien sa copine à retrouver un équilibre mental – mais qu’y a-t-il à retrouver une fois que le réel, dans toute sa laideur tragique, a férocement cogné contre la paroi de nos vies, qu’il a tout fait s’effondrer? Enfin, Ysé, elle la rencontrera au détour d’une pièce de théâtre de Claudel: confinée dans une solitude et une monotonie que ne viennent ponctuer que des passages à la piscine municipale du patelin où elle s’est réfugiée, la narratrice se mettra à revivre le destin tragique de ce personnage de femme forte dans un quotidien où fiction et réel commencent à déteindre l’un sur l’autre.

„Toute magie se paie – mais j’étais déjà au courant“

„Qui sait“ commence par une scène à la mairie où l’on parle de la notion d’identité administrative – la seule qui vaille, selon le philosophe français Clément Rosset, puisque notre vraie identité est tellement fluctuante qu’il nous est impossible de la retenir, de la saisir – comme dans un roman de Jean-Philippe Toussaint (je pense notamment aux premières pages de son „Appareil-photo“), avec une ironie légère.

Très vite pourtant, la douleur l’emporte: Pauline Delabroy-Allard trouve les mots justes, sensibles, loin de tout voyeurisme, pour évoquer le deuil, l’impossibilité de parler de la mort de son enfant inerte, sa fugue, par moments drôle, souvent touchante, toujours lucide et honnête à faire pleurer – „J’écris pour fermer les yeux de ceux qui meurent“, dira-t-elle, et le roman regorge de ces phrases percutantes à force d’affronter vaillamment une réalité difficilement dicible. L’intelligence de ce roman réside aussi dans cette réalisation qui nous vient que peu importe de quoi la narratrice parle, peu importe vers où ou dans quoi elle fugue – à l’étranger, dans les mots, dans les vies possibles, dans les histoires et la fiction –, elle ne trompe personne: sa façon de parler autour, de parler d’autre chose n’est qu’une façon d’évoquer le deuil, le trou béant, l’abyme que laisse la mort de son enfant, abyme qu’un millier de mots, de pages et de fiction ne sauront combler.

Si l’on donne plusieurs prénoms, c’est, spécule Pauline, „le fantasme diffus d’une vie qui ne serait pas unique, qui ne serait pas singulière, c’est le fantasme cafouilleux de donner plusieurs vies, ou alors une seule mais immortelle, oui, immortelle, d’offrir plusieurs visages, d’ouvrir le champ des possibles à l’infini ou presque“. Ou, comme l’écrivait si bien Paul Valéry: „ce serait là substituer à l’illusion d’une détermination unique et imitatrice du réel, celle du possible-à-chaque-instant“.

C’est dans l’ouverture de ce champ des possibles que réside la tragédie du réel. La physique quantique et la fiction nous permettent de concevoir des mondes possibles où nous menons des vies différentes de la nôtre, d’imaginer une existence où le jour blanc de Pauline n’aurait jamais eu lieu. Mais au final, tout ce qu’on a, c’est, comme le disait, pour le citer à nouveau, Clément Rosset, la seule et unique réalité, le réel dans son idiotie au sens étymologique du terme – ce réel où l’enfant n’est plus, où l’immortalité et le possible sont des leurres. Heureusement, il reste la littérature – cet espace bigarré où, entre mondes possibles et témoignage des tragédies que nous vivons, la vie peut, lentement, refluer et le retour parmi les vivants s’envisager.

Info

Pauline Delabroy-Allard, Qui sait, 2022, Éditions Gallimard, 208 pages, 19,50 euros.