Rencontre avec Valérie Tong Cuong„Voltiges“ raconte les hauts et les très bas d’une famille à qui tout souriait

Rencontre avec Valérie Tong Cuong / „Voltiges“ raconte les hauts et les très bas d’une famille à qui tout souriait
L’autrice et écrivaine Valérie Tong Cuong Photo: Gallimard/Francesca Mantovani

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Un train de vie très aisé, une maison de rêve. Eddie et Nora s’aiment, mais sans éclat. Du haut de ses quatorze ans, leur fille Nora s’adonne à corps perdu aux joies vertigineuses du tumbling (gymnastique acrobatique). Il va y avoir du sport. Des montagnes russes, sur le tapis comme dans la vie. La chute d’un père de famille, inexorable. Tout vole en éclats. Plongée dans le chaos. Mentir, pour (se) protéger? Toucher le fond et remonter … vers quoi? Les ingrédients sont là. Trahison, mensonge, sexe, rédemption. Points après points, Valérie Tong Cuong tricote un récit choral à l’intrigue serrée de la première à la dernière page. Un roman sur la descente aux enfers d’un homme et d’une famille sur fond de dérèglement climatique. Rencontre avec Valérie Tong Cuong.

Tageblatt: Ruiné, Eddie fait le choix de ne rien dire à sa femme ni à sa fille. Le mensonge est-il la clé du roman?

Valérie Tong Cuong: Le mensonge est une des clés du récit, puisque Eddie ne peut pas être le seul à mentir. En fait, tout le monde ment, un peu comme dans la vie, je crois. Le mensonge est souvent là pour protéger une situation ou préserver autrui. Mentir n’est pas là pour procurer un avantage ou pour servir les intérêts vraiment de l’un ou de l’autre, mais il est bien présent pour tenter de sauver quelque chose. Alors, c’est une très mauvaise méthode, évidemment, mais elle recèle derrière une intention généreuse.

Pour Eddie, la „vraie“ réussite s’articule autour de l’argent et du prestige …

Oui, parce que cette réussite-là est liée à la fonction de l’argent: protéger avant tout son foyer. Donc Eddie a été élevé dans cette croyance-là, plus encore qu’une conviction, puisque la réussite matérielle est finalement une injonction sociale. C’est une culture qui lui est vraiment donnée dès la naissance, qu’il n’a jamais remise en question. Et comme il se construit sur cette définition-là, quand il perd tout, il se perd lui-même. Le sol se dérobe sous ses pieds et il n’a plus d’identité. Puisqu’il n’est plus l’homme qui réussit, il croit qu’il n’est plus personne, c’est du moins ce qu’il ressent. Sa chute va être l’enjeu pour lui de découvrir qu’il peut être quelqu’un d’autre.

Leni est jeune. Elle représente la génération qui est en alerte, qui est capable d’observer, de comprendre et de se saisir de ces signaux d’alerte qu’on voit dans la nature, à travers le climat, à travers le comportement des animaux qui peuvent être déroutants.

Tout s’effondre brutalement. Le basculement apparaît dans plusieurs de vos romans. Ce thème vous est-il cher?

Je trouve que le basculement est une situation intéressante. Cette construction qui se fait sur des injonctions sociales est un asservissement. Et donc, pour se débarrasser de ses chaînes, il faut quelque chose de fracassant. D’où le basculement. En effet, on trouve ce thème dans mes romans. Mais au centre de celui-ci, il y a l’idée, aussi, que lorsque le chaos se produit, apparaît aussi l’opportunité de reconstruire puisque tout est en ruine. C’est la chance, aussi, de revoir les choses différemment avec l’expérience de ce qu’on vient de vivre. Pour Eddie, l’enjeu est énorme et long. Va-t-il être capable, sur des ruines fumantes de sa vie, de voir la vie autrement? Est-il en mesure de comprendre qu’il peut être quelqu’un d’autre qui ne doit pas se résumer à cette réussite et cette fonction?

Des phénomènes étranges planent sur la ville. La menace climatique est-elle un ingrédient essentiel dans l’intrigue?

Les mégafeux, les insectes qui vont changer de comportement avec des nuées qui s’abattent, des animaux sauvages qui pénètrent la cité – les ours, les sangliers, les renards … – on en voit très fréquemment maintenant dans les centres-villes. Et on en verra encore. Outre l’atmosphère qu’ils créent, ils sont très réalistes. C’était très important, pour moi, de mettre aussi en parallèle le dérèglement de la nature, de l’environnement, du monde avec celui, même intérieur, des êtres, de telle sorte qu’on puisse mesurer au fil de l’histoire que la vraie clé, en fait, c’est l’aveuglement. C’est-à-dire que, plus on est aveugle aux signaux d’alerte, plus le mouvement s’amplifie et s’accélère, plus la descente aux enfers s’avère inexorable et pratiquement impossible à contrôler, qu’il s’agisse du climat et de l’environnement ou du climat de la famille et des liens entre les êtres. En fait, dans les deux cas, il y a vraiment deux mouvements parallèles qui se créent. Leni est le pont qui voit tout dans la famille, comme elle voit tout ce qui se passe au-dehors aussi. Leni est jeune. Elle représente la génération qui est en alerte, qui est capable d’observer, de comprendre et de se saisir de ces signaux d’alerte qu’on voit dans la nature, à travers le climat, à travers le comportement des animaux qui peuvent être déroutants.

Finalement, elle existe, non pas pour elle, mais pour les autres. […] Elle n’est plus une femme avec son identité de femme et ses désirs. Elle est la femme d’Eddie, la mère de Leni. Finalement, elle se définit au regard des autres et en s’oubliant au passage.

Tout le monde ment. Sauf Leni …

Elle ne se ment pas, contrairement aux adultes. En fait, elle va affronter la vérité, la réalité. Elle va regarder les choses telles qu’elles se présentent sans essayer de les amoindrir ou de les édulcorer. Mais elle va mentir aussi à un moment donné parce qu’elle va découvrir un certain nombre de secrets qui concernent sa famille. Et pour préserver l’équilibre, elle va se taire. Pour cette jeune fille qui se donne et se sacrifie déjà beaucoup, le silence est un dilemme un peu insoluble. Mais elle est prête à faire ce sacrifice supplémentaire pour essayer de maintenir encore un semblant d’équilibre dans ce monde qui s’effondre.

Vous analysez les relations familiales, notamment, entre mère et fille.

Oui. C’est très important. La relation entre Nora et Leni, extrêmement fusionnelle, peut être délétère, finalement. Elle est très dangereuse, Nora. Loretta, la mère d’Eddie, ne va pas entrer dans cette fusion. En revanche, elle est très „mère“ quand même. Elle veut aider son fils envers et contre tout. Mais on sent qu’elle a gardé une maîtrise de son environnement, de son intimité. Alors que Nora, elle, a tout donné, y compris à son mari et, ensuite, à sa fille. Finalement, elle existe, non pas pour elle, mais pour les autres. Elle est devenue un rôle, une fonction. Elle n’est plus une femme avec son identité de femme et ses désirs. Elle est la femme d’Eddie, la mère de Leni. Finalement, elle se définit au regard des autres et en s’oubliant au passage.

 Photo: Gallimard

Pourquoi avez-vous choisi le tumbling comme discipline sportive?

J’avais besoin de cette jeune fille qui était athlète de haut niveau. Je cherchais aussi à lui faire vivre une existence dans l’intensité puisque je savais qu’elle était une adolescente de ce monde très anxiogène pour elle et qu’elle avait le désir de se sentir vivante d’une autre manière. J’ai regardé un championnat par hasard, à la télévision. Le tumbling, c’est effectivement l’acrobatie spectaculaire, périlleuse dans un temps très réduit, avec une piste dynamique qui vous envoie très haut. Et je me suis dit que cette gymnastique est exceptionnelle, parce qu’elle recèle tout pour servir l’existence d’une adolescente. Le tumbling renferme aussi cet aspect très ramassé, où tout se joue en 10 secondes, le temps de faire la culbute. La discipline requiert 15 à 20 heures d’entraînement par semaine. Soit une année entière à tout donner physiquement pour une démonstration qui va durer 8 ou 10 secondes. Et ça, je trouvais ça extrêmement fort. Et, en plus, ce sport n’est pas tout à fait reconnu, alors qu’il est tellement spectaculaire et demande tellement de talent, et d’art et de travail. Cette position discrète, quasiment dans l’ombre, permettait aussi de me situer dans cette atmosphère d’un club qui, forcément, va beaucoup dépendre des aides extérieures. Au-delà des médailles, Leni cherche de l’intensité, de la reconnaissance. Pour elle, ce club de tumbling est un petit nid dans lequel elle va pousser la porte. Elle va se protéger, pouvoir exploser et atteindre un état de grâce.


La reconstruction passe aussi par le corps

Leni est en plein développement, mais avec beaucoup de contraintes pour son corps. Elle le malmène un peu. Mais, justement, cette exigence extrême va ajouter à sa lucidité parce qu’elle sait ce que sont la douleur, l’effort, le sacrifice. Elle a un rapport organique au monde grâce à son corps, peut-être plus puissant que d’autres au même âge. Cette relation „animale“ l’aide quelque part à prendre sa place. Après, pour les adultes, c’est autre chose. Le corps apparaît comme dernier territoire de protection. Eddie veut retrouver le corps de sa femme parce qu’il a ce sentiment que ce corps-là, c’est la preuve qu’il est encore vivant, qu’il n’a pas tout perdu. Comment retrouver le corps de l’autre? La question est complexe parce qu’une possession s’exprime aussi par de la domination, de la possessivité. Eddie souffre dans son corps. Il va devenir exigeant, ce qui ne va pas plaire à Nora.

„Voltiges“, Valérie Tong Cuong, roman. Ed. Gallimard: Paris, ISBN 9782073065056