ThéâtreI’m a loser, baby …

Théâtre / I’m a loser, baby …
 Photo: boshua

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Écrit en un laps de temps très court en s’appuyant sur le journal intime d’un jeune qui a mis fin à ses jours après avoir ouvert le feu sur ses camarades et professeurs, „Le 20 novembre“ est un monologue sombre, que Véronique Fauconnet adapte au TOL sans pathos, dans une distribution morcelée.

Un jeune homme arpente la scène, donnant l’impression de vouloir en découdre avec le monde entier. „Dans une heure et 12 minutes, ce sera mon heure.“ Rien qu’à son regard, où luit la détermination, mais aussi une rage que rien ne peut contenir, qui fuit de toutes parts, on sait que tout ça va mal se terminer. Ce jeune homme, c’est Sebastian Bosse qui s’est suicidé après avoir ouvert le feu sur les élèves et professeurs du collège „Geschwister Scholl“. Mettant ses pas dans ceux d’autres jeunes désespérés enragés, d’autres rejetés de la société, comme les deux étudiants de Columbine ou encore Robert Steinhäuser, Sebastian Bosse, âgé de 18 ans, a méticuleusement planifié cet acte de suicide: „Je ne partirai pas seul“, dira-t-il à un moment de la pièce.

Avant de commettre cet attentat, il met en ligne une vidéo où il explique les raisons de son acte futur, insistant sur l’humiliation que lui ont fait subir à la fois ses profs et les autres élèves – dans son journal intime qu’on retrouvera, ces motifs reviendront sans cesse, combinés à d’autres, d’une lucidité effrayante parfois, quand il décrit le misérable conditionnement capitaliste que tout un chacun subit quand il croit pouvoir trouver son bonheur dans l’acquisition d’une voiture ou d’une maison, mais d’une stupidité tout aussi effrayante à d’autres occasions, quand il s’insurge contre les travailleurs étrangers qui viennent „abattre nos animaux“, propos qu’il tempérera rapidement d’un „je ne suis pas un nazi“.

Si au départ ses phrases paraissent énigmatiques, voire carrément sujettes à une folie inquiétante („Je vous mène à l’abattoir“, dira-t-il, ou encore: „Si j’arrive pas à trouver un sens à la vie, je vais de toute façon trouver un sens à la mort“), sa charge deviendra de plus en plus ciblée, précise, ce qui n’en enlève en rien le caractère inquiétant – au contraire. Toutes et tous en prennent pour leur grade – Bosse regrette devoir grandir en Allemagne, ce pays „de la philosophie et de la ,Judenvernichtung‘“, regrette aussi qu’on lui inculque, dès son plus jeune âge, une sorte d’„Erbschuld“, la honte d’être allemand.

Il s’en prend à la religion, au conformisme, à l’ineptie des vies bourgeoises, évoque les „merdes“ de la société comme les „punks, les sans-abris, les tziganes“, ces exclus au rang desquels tantôt il se compte et que tantôt il vilipende. Mais surtout, ses diatribes se portent sur le système scolaire – avant de devoir aller à l’école, estime-t-il, les hommes auraient pu être heureux.

Ce texte que nous entendons, c’est l’auteur suédois Lars Norén, décédé en ce début d’année des suites de la Covid-19, qui, s’inspirant du journal intime de Sebastian Bosse, l’a écrit quasiment d’une traite. Pour donner voix à ce monologue pétri de haine, de désespoir, de rage, pour porter cette véritable charge contre le capitalisme, pour mettre en scène ce monologue en forme de coup de poing, Véronique Fauconnet a pris le parti de le faire dire et jouer par non pas un seul, mais trois acteurs.

Three-Face

Ainsi, Aude-Laurence Biver, Mika Bouchet-Virette et Jérôme Varanfrain incarnent tous trois Sebastian Bosse, ce jeune homme remonté contre le monde entier, incorporent tour à tour ou conjointement ce three-face, ce jeune homme défiguré par la haine et le harcèlement, qui reviendra sans cesse sur des scènes d’humiliation que lui ont fait subir camarades et, surtout, professeurs, ces derniers menaçant incessamment de lui coller un zéro, le qualifiant de „loser“, de raté sur deux pattes. Loin du flegmatisme ironique d’un Beck, qui chantait „I’m a loser baby, so why don’t you kill me“, Bosse semble s’être réapproprié cette rengaine pour mieux l’inverser: „I’m a loser, baby, so why don’t I kill you“.

Fauconnet recourt à tous les registres: ça crie, ça chuchote, ça gueule, ça chante, ça susurre, ça interpelle, ça critique, ça prie. Tantôt les trois comédiens s’unissent pour parler d’une voix unique – celle du jeune tueur –, tantôt ils se présentent comme trois individus séparés, montrant ainsi les différentes facettes d’une personnalité complexe : lors d’une scène où ils se tiennent l’un derrière l’autre, Jérôme Varanfrain a l’air buté, déterminé, Mika Bouchet-Virette exprime la rage et la violence alors qu’Aude-Laurence Biver a les larmes aux yeux.

Au-delà du fait qu’il est à regretter que ce soit la seule actrice de l’équipe qui doive assumer les traits dits sensibles de la personnalité de Bosse (admettons qu’il y a des séquences où elle ne l’est pas du tout, sensible), cette répartition fonctionne plutôt bien, surtout quand l’un des acteurs achève un geste que l’autre avait initié ou que les trois acteurs se rejoignent et s’écartent comme dans une chorégraphie de la haine minutieusement étudiée.

Il y a une évolution, une progression narrative à ce monologue qui se voit surtout dans la structuration thématique du monologue et les trouvailles de la mise en scène. Cette progression recèle pourtant quelques étrangetés: si le sujet de l’identité allemande, traité un peu grossièrement à coups d’évocations à bâtons rompus de Hitler, Goebbels et d’Auschwitz – c’est là qu’on s’aperçoit que quelque chose ne tourne pas en rond chez le jeune homme – ce sujet disparaît ensuite, tout comme s’évaporeront, en cours de représentation, les adresses au public, au départ très nombreuses, les trois acteurs pointant du doigt, interpellant les spectateurs, leur reprochant que s’ils sont là, au théâtre, cela veut dire qu’ils mènent une paisible vie douillette et qu’ils „ne sont pas innocents“, que leur bonheur se construit sur le dos de quelqu’un d’autre, Aude-Laurence Biver allant jusqu’à s’installer dans une rangée du public pour demander à une spectatrice quel modèle de voiture elle possède.

Ce choix est un peu regrettable, car si la mise en scène se détourne d’un tel procédé au public pour varier les tons et le volume des vitupérations – il y a de courtes chorégraphies et des prières –, cela enlève quelque peu de l’épure, du minimalisme initial, qui caractérise aussi la scénographie signée Marco Godinho: sur scène, l’on voit une bâche en plastique qui recouvre, un peu comme il y a quelques jours dans „YZ“ au Kasemattentheater, les pans de murs, une table sur laquelle sont empilées des feuilles de papier comme un jeu d’épreuves, feuilles qui se transformeront en boules de papier, symbolisant à la fois l’innocence de la salle de classe et les armes bien réelles auxquelles Bosse recourra – et dans cet interstice entre le monde de l’enfance et le monde des adultes, c’est toute l’adolescence qui est figurée.

Conjuguant donc les différentes modalités de la haine, traduisant l’agitation, la complexité de l’état d’esprit de Bosse, la pièce en perd un peu de vue ce huis clos grâce auquel, au début, elle n’a eu de cesse d’attirer le spectateur dans la rhétorique de Bosse, perd aussi un peu de son sentiment de menace qui, une fois les premières scènes finies, lors desquelles l’on pense à Haneke, ne s’installe jamais vraiment, faute au caractère ludique de certaines trouvailles de la mise en scène.

Regrettons encore – mais c’est là un choix de Norén – que le personnage de Bosse ne prenne une dimension véritablement humaine, touchante, que sur la fin de la pièce, où il explique n’avoir jamais embrassé une fille, avoir éprouvé un „crush“ pour un personnage de jeu vidéo (Jill de „Resident Evil“, une éliminatrice de zombies et autres monstres, personnage au fort potentiel allégorique pour ce jeune homme que consternait la zombification du monde) et s’excuse auprès de sa famille, terminant la pièce sur une petite note de pathos et donnant l’impression d’une trop grande compartimentalisation de la psyché du tueur.

Malgré ces quelques écueils, „Le 20 Novembre“ constitue un retour poignant dans la petite salle du TOL, qu’on retrouve avec bonheur – car ce huis clos n’aurait pas fonctionné sur les grandes scènes où les petits théâtres avaient trouvé refuge la saison dernière.

Info

Mise en scène: Véronique Fauconnet. Avec: Aude-Laurence Biver, Mika Bouchet-Virette, Jérôme Varanfrain. Scénographie: Marco Godinho. Assistanat à la mise en scène: Mahlia Theismann. Création lumières: Manu Nourdain. Régie technique: Petrit Jung.
Durée : 1 heure
La pièce sera encore représentée aujourd’hui, les 13, 14, 15, 16, 23, 27, 28 et 29 octobre 2021 à 20 heures ainsi que le 24 octobre à 17 heures. Une représentation scolaire est programmée le 13 octobre à 10 heures.