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Passion livres„Les Sources“ de Marie-Hélène Lafon décrit un monde où tout est assigné au silence

Passion livres / „Les Sources“ de Marie-Hélène Lafon décrit un monde où tout est assigné au silence
 Photo: Olivier Roller

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Il y a l’épouse, que la peur chaque jour fait taire; il y a la mère, qui fait silence par orgueil; il y a la belle-famille, chez qui l’absence de mots est aussi l’absence de compassion, une forme de complicité; il y a les enfants, qui enregistrent le malaise mais ne savent pas encore dire … Tout le monde ou presque est assigné au silence dans „Les Sources“, le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, qui, après „Histoire du fils“, prix Renaudot 2020, sonde la place des femmes dans une famille paysanne du Cantal, de la fin des années 50 au milieu des années 70. Les Trente glorieuses, mais pour qui?

Marie-Hélène Lafon est une autrice du bout du monde et elle soigne ses sources, qu’elle préfère au mot „racine“, écrit-elle. Peut-être parce que la fluidité sied particulièrement à l’écriture de celle qui a fait des paysages humains de ce confins du Massif central le fond et la grandeur toute en modestie de ses romans. „Le Soir du chien“ (prix Renaudot des lycéens en 2001), „Les Derniers Indiens“, „Joseph“ … Au plus près de la roche et de l’ardoise, au plus intime de celles et ceux qui font face avec courage et entêtement à la nature exigeante de ces régions isolées, cette admiratrice de Flaubert, professeure de lettres classiques, a édifié une œuvre de grande simplicité, empreinte d’une beauté âpre et tourmentée.

Attachée aux paysages de son enfance et aux caractères qu’ils contribuent certainement aussi à forger, cette Parisienne d’adoption – ou de saison – ne cache rien non plus, dans ses histoires, de la vie difficile et du poids écrasant de la famille ou du secret. Dans „Les Sources“, à travers le personnage de Claire, elle revient visiter une dernière fois la ferme que la famille met en vente, après la disparition du père. Après avoir consenti le divorce bien des années plus tôt à la femme qu’il maltraitait, celui-ci est resté seul là-haut, à quelque mille mètres d’altitude, loin du monde. „Claire a cinquante-neuf ans et, depuis longtemps, elle ne cherche plus à comprendre ce que représente pour elle cette cour rectangulaire perdue au fond d’une vallée minuscule où elle n’a passé que les cinq premières années de sa vie et deux semaines par an entre sa sixième et sa dix-septième année, soit vingt-quatre semaines en tout, autant dire six mois.“

Marie-Hélène Lafon, elle, cherche à comprendre, c’est-à-dire à raconter. Dans ce court roman, aussi intense que doué d’une construction qui fait magnifiquement obstacle au pathos, elle raconte ainsi le souvenir d’une mère dont la joie de vivre s’est éteinte quelques semaines à peine après son mariage avec un fils de paysan taiseux, ambitieux et dur au mal. „Elle est séparée de la joie du printemps; elle s’en souvient, ça n’est pas si loin, 1957, 1958, dix ans à peine, mais elle est comme fendue en deux. Ils se sont mariés un 30 décembre, et elle pense souvent qu’elle est entrée, en se mariant avec lui, dans une sorte d’hiver qui ne finira pas.“

Cette mauvaise saison, c’est celle des coups, des humiliations, de la peur ressentie pour ses trois jeunes enfants, Isabelle, Claire et Gilles. La peur qui suinte à travers le silence que fait régner autour de lui le maître de maison: dès la première scène du livre, on mesure, grâce à l’écriture de la romancière, l’écrasante puissance du silence qui entoure la sieste de l’homme, muselant les vivants autour de lui. Marie-Hélène Lafon raconte le dur labeur de cette jeune mère de famille qui, sans pouvoir prononcer une plainte, voit sa vie s’enfoncer dans le malheur d’une situation domestique qu’elle ne parvient pas à s’expliquer: „Elle ne peut pas faire comme si ça n’existait pas. Elle ne sait pas pourquoi et ne cherche pas à comprendre, mais, dans la voiture, le dimanche matin, quand ils descendent, elle rumine sa vie, les sept dernières années depuis le mariage. Elle est comme une vache lourde, une vieille vache fatiguée, son père dirait fourbue, une vache fourbue; elle rumine et elle attend.“

Marie-Hélène Lafon<br />
Les Sources<br />
Buchet/Chastel, 2023<br />
128 p., 16,50 €
Marie-Hélène Lafon
Les Sources
Buchet/Chastel, 2023
128 p., 16,50 €

Alors que sa propre famille la voit se transformer peu à peu, la jeune femme rumine son silence et recherche en elle les premiers signes de la résignation, les premières défaites, les premiers renoncements. En 1967, elle n’a que trente ans et pourtant le sentiment d’être déjà condamnée à perpétuité à une forme de néant social et personnel à la fois. „Elle a des mots, maintenant, pas beaucoup, deux ou trois, ça suffit; depuis toutes ces années elle a trouvé des morts pour se parler à elle, dans sa peau, de ce qui lui arrive, de ce qui est arrivé dès le début, aussitôt après le mariage. Elle ne dit ces mots à personne, comment les dire, il faut faire semblant devant les gens, tous les autres sont les gens, même sa mère, même son père, et ses sœurs.“

„Les Sources“, c’est tout un monde de silence, de tâches répétées, de sanglots étouffés, de douleurs ravalées. Mais contrairement à ce que laisse supposer la première partie du roman, emplie d’une violence latente qui paralyse cette femme dont les forces existentielles sont anesthésiées, l’instinct de survie est le plus fort. Sept années plus tard, Marie-Hélène Lafon décrit la solitude, la rancune, l’obstination: la ferme, le travail, les années difficiles qui ont passé, les enfants qui ont pris leurs distances, même les filles, ses préférées. Peu de mots mis sur ce qui est arrivé, peu de mots tout court, l’amour contenu, hésitant, inexprimable, „sans suite“, qui ne dit toujours rien de ses sources.