Derrière les coulissesUne histoire de chimie: Elvis Duarte, manager et éditeur

Derrière les coulisses / Une histoire de chimie: Elvis Duarte, manager et éditeur
Elvis Duarte: „Si on arrive à avoir un musicien luxembourgeois mondialement connu, les regards convergeront vers le pays“ © Foqus

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En septembre dernier, Elvis Duarte s’est vu accorder par Kultur | lx, avec Stéphanie Baustert, la bourse pilote Artist Management Programme, qui soutiendra ses activités professionnelles de différentes manières. Nommé via sa boîte Beast pour le premier „Lëtzebuerger Musekspräis“, le jeune manager et éditeur est en passe de devenir un des piliers du développement d’une industrie musicale locale – l’occasion rêvée pour le Tageblatt de s’entretenir avec lui d’un métier dont beaucoup ont du mal à concevoir en quoi il consiste exactement.

Tout commence presque par hasard, avec un passe-temps, une activité secondaire à côté de son boulot de comptable: en 2014, Elvis Duarte s’engage dans l’événementiel, où il côtoie des artistes qu’il booke pour des soirées. Quand on l’approche pour organiser un concert dans le cadre de la sortie d’un album des rappeurs Dorian et Louvar, Elvis se dit que ça ne peut pas être bien compliqué, avec l’expérience dont il dispose.

„Ce fut le premier concert pour lequel j’ai dû accomplir différentes tâches – et que j’ai réalisé à quel point la publication d’un album s’accompagnait de différents aspects comme le travail sur l’artwork, la promotion, la distribution des disques dans les magasins, toutes choses dont je me suis quasiment rendu compte en même temps à quel point le Luxembourg manquait de personnes qui s’en occupaient.“ C’est lors de cette expérience qu’il commence à réaliser que sa passion, c’est de travailler avec des artistes.

En même temps, son associé Damien Mendes attire son attention sur un éditeur musical qui serait sur le point de fermer boutique et qui disposerait d’un catalogue. Avec Mendes, Elvis Duarte crée Beast Entertainment et entre dans l’édition musicale. Peu après, il rencontre l’artiste de hip-hop luxembourgeois Tommek, qui sera la première signature de Beast Entertainment – et le premier artiste encadré, comme le formule Elvis, à 360 degrés. „On se chargeait de tout: du booking au management, en allant par la promotion et l’édition – et on pouvait alors à nouveau constater à quel point le pays manquait d’une industrie musicale digne de ce nom.“ Les choses s’emballent ensuite, Duarte et Mendes développant la carrière de plusieurs artistes.

C’est lors de cette période qu’Elvis Duarte se rend compte qu’il y a tant à faire qu’il faut songer à s’agrandir, moment qui coïncide avec la rencontre avec Emerine Samuel, Navid Razvi et Damiano Picci: „On a constaté qu’à quatre, on pouvait fournir aux artistes un encadrement complet – moi, je m’occupais plus de management et de l’édition musicale, Damiano était producteur et développeur de stratégies, les points forts d’Emerine étaient la vidéo et la production alors que Navid allait pouvoir s’occuper de l’art direction et de la prod.“

En 2019, les quatre fondent Foqus, une plateforme qui permet de recruter bien plus d’artistes – et de leur offrir un package exhaustif, qui va de la vidéo au développement de carrière en passant par le management. Alors que les artistes déjà signés sont transposés chez Foqus, Beast se restreint désormais à l’édition, un premier chamboulement organisationnel qui en connaîtra pourtant vite un deuxième.

Car avec l’arrivée de la pandémie, il faut à nouveau procéder à des réajustements: „Alors que depuis un bon moment, je m’étais mis en mi-temps, avec mon boulot de comptable, je voyais qu’on avait pas mal de jobs et qu’on avait signé des artistes dont la carrière progressait. J’ai fait le calcul dans ma tête et me suis dit que c’était le bon moment de larguer mon boulot de comptable. Cette décision, je l’ai concrétisée exactement deux semaines avant le premier confinement.“

Un moment inopportun?

S’il admet avoir eu un peu peur d’avoir mal choisi le moment de se lancer, les quatre se coordonnent vite pour trouver une solution leur permettant de surmonter cette période difficile, pendant laquelle les artistes n’enregistraient pas d’albums et, surtout, toute la branche autour du live s’effondrait brutalement. „On s’est focalisés sur la vidéo, avec du livestream et des campagnes publicitaires – pour des communes et d’autres structures. À chaque fois, on essayait d’inclure nos artistes d’une manière ou d’une autre, en utilisant notamment leur musique, en les recrutant comme coproducteurs, afin qu’ils puissent avoir des cachets. D’autres artistes plus engagés dans la création vidéo, on a pu les engager à mi-temps.“

Son travail de manager ayant dû être plus ou moins mis en suspens pendant cette période difficile, Elvis se montre soulagé quand les confinements s’arrêtent et que les mesures sanitaires s’allègent: c’est à ce moment qu’avec son équipe, ils changent les structures en profondeur – et pour de bon. Alors que Foqus ne fait plus que du créatif – du graphisme, de la vidéo, de la photographie et du livestream –, Beast Entertainment devient la structure d’accueil pour les volets management, édition et licensing.

„Mon rôle de manager est vraiment de développer la carrière de l’artiste, de l’aider dans tous les volets musicaux, mais aussi pour les revenus secondaires. Pour nous, ces gens ne sont pas seulement des musiciens ou des chanteurs – c’est des talents artistiques. Le monde de la musique est compliqué – il est difficile, voire impossible, de ne vivre que de streaming et de téléchargements, raison pour laquelle je dois aider mes artistes à trouver d’autres sources de revenus, comme le live, le merch, les collaborations.“

C’est dans une telle optique qu’Elvis, essayant de trouver des moyens afin que l’artiste – et, subsidiairement, lui-même – puisse survivre, écoute son entourage, qui lui suggère de se mettre ensemble avec David Galassi. Galassi, très connu comme l’une des têtes de De Lab, entre dans Beast comme manager et éditeur – les deux travaillant dans le même domaine et faisant à peu près la même chose, il était logique qu’ils collaborent plutôt que de travailler chacun de son côté. Ensemble, ils agrandissent Beast en Beast Records, Galassi ramenant des artistes comme Maz alors que Duarte s’occupe de Nosi, Chaild et Edsun.

Avec David, ils changeront alors de stratégie pour toucher les marchés à l’étranger: „Avant, on a toujours essayé de placer des artistes. Après réflexion, l’idée nous est venue de nous présenter, nous, en tant que structure qui gère différents artistes, avec une ligne éditoriale précise.“

Cette sorte de révolution copernicienne au sens kantien leur ouvre plus d’une porte: la stratégie suscite l’intérêt, les personnes de contact pouvant dès lors découvrir non pas un, mais plusieurs artistes locaux. S’ensuivent les sempiternelles plaisanteries – ah, le Luxembourg n’a pas que des banques – et un running gag de la part de structures implantées en Belgique ou aux Pays-Bas, qui se revendiquaient toujours du Benelux et qui se montraient soulagées d’avoir, avec Beast Records, enfin quelqu’un qui représente le „lux“, cette dernière syllabe si longtemps orpheline de contenu.

Au-delà de ces blagues, les deux y trouvent un véritable support pour développer des stratégies afin de placer leurs artistes sur le bon territoire. „C’est ainsi qu’on a pu avoir des contacts avec des majors et même négocier une distribution avec Ada Music, un distributeur qui fait partie de Warner Music.“

Edsun, un des trois artistes dont s’occupe Elvis Duarte
Edsun, un des trois artistes dont s’occupe Elvis Duarte Photo: Editpress/Julien Garroy

Entre art et business

Pour la conquête du marché étranger, on leur fait comprendre que d’un point de vue financier, il faut investir plus – mais on leur donne aussi des conseils précieux, avec des retours de professionnels qui leur disent en toute franchise s’ils estiment que Beast se trouve sur le bon ou le mauvais chemin, leur suggérant de développer tel style, à la mode en ce moment, estimant parfois que tel autre, ils feraient mieux d’attendre encore un peu avant de le lancer.

C’est là que leur stratégie – celle de se présenter en tant que structure – se paie: d’un, parce qu’en tant que structure, on dispose de différents artistes et qu’on peut proposer celui qui colle le plus avec le style qui fonctionne pour tel marché ou tel territoire, de deux, parce que, comme nous le dit Duarte, la plupart des artistes pratiquent souvent différents styles musicaux.

„Je ne dirai jamais à un artiste pop de faire de l’électro. Mais si dans sa musique, il s’essaie à différents styles, je peux l’encourager à prendre certains sons et de se lancer plutôt dans cette direction-là“, l’idée étant d’enchâsser sa créativité dans une structure et des stratégies adaptées au territoire où on veut aller. „En plus, les structures avec lesquelles nous travaillons en Benelux ont des relations un peu partout dans le monde, de sorte qu’ils peuvent nous fournir des personnes de contact dans d’autres pays cibles.“

Concrètement, au quotidien, Elvis laisse ses musiciens développer leurs projets, visions. C’est une fois qu’ils savent dans quelle direction ils veulent aller et qu’ils disent avoir besoin d’un producteur ou d’un songwriter, quelqu’un avec qui travailler sur une chanson ou une idée, qu’Elvis entre en jeu, qui fait alors jouer ses contacts, réfléchissant à la bonne personne à contacter, qu’elle soit au Luxembourg ou à l’étranger.

„Dans ce deuxième cas, je me fie à mes contacts à l’étranger. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que je n’interviens quasiment pas dans la création – mais une fois que la musique est là, je demande au musicien ce qu’il veut faire, où il veut aller tout en lui faisant comprendre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, d’insister aussi qu’il est important de ne pas brûler les étapes. Pour le résumer, mon job, c’est d’élaborer, de développer des stratégies et de concrétiser les buts de l’artiste.“ Avec David, il dispose en plus de quelqu’un qui peut donner un regard extérieur – car le feedback de personnes extérieures peut être très important, si tant est que l’artiste veuille écouter ces propositions.

Quand il s’agit ensuite de préparer des tournées à l’étranger, Elvis et ses artistes se tournent vers Konnektis avec qui, lors de meetings, l’on développe une stratégie pour pouvoir aller en tournée et jouer sur différents territoires, Konnektis complétant ainsi un microcosme d’encadrement complet: Foqus assiste l’artiste dans le volet créatif, Beast s’occupe du management et Konnektis des tournées.

„À cela se rajoute Kultur | lx, qui nous aide sur le live et avec les contacts à l’étranger, de sorte qu’on a maintenant deux options: mes contacts et ceux de Kultur | lx. Du temps de music:lx (qui a depuis été enchâssé dans Kultur | lx, NDLR), on dépendait plus de leur entremise parce que nous, on en avait encore moins, de contacts. Il est vraiment agréable de disposer dorénavant des deux options.“

Le soutien de Kultur | lx se fait selon trois axes: il y a l’appui financier, les contacts, et des meetings lors desquels David et Elvis leur exposent leur stratégie. „C’est une sorte de regard extérieur supplémentaire.“ Pour sa bourse pilote Artist Management Programme, „conçue pour soutenir les managers d’artistes pendant deux
années et leur donner l’opportunité d’approfondir leur réseau professionnel, leurs compétences, leur savoir-faire et de collaborer plus étroitement avec des artistes luxembourgeois“, Elvis Duarte se montre, au-delà des 10.000 euros par an qui lui sont accordés, surtout reconnaissant de pouvoir s’offrir des déplacements sur des festivals showcase et autres conférences.

Qui plus est, la bourse inclut un mentoring: „J’aurai un mentor qui me suivra sur deux ans, en visioconférence ou en présentiel. On m’a donné des contacts, mais je peux proposer des personnes moi aussi – car j’aimerais bien pouvoir apprendre d’une personne qui bosse dans mon style de musique et qui connaisse les territoires que je veux investir avec mes artistes – à savoir un domaine plus germanophone pour l’électro et le Benelux pour Chaild et Edsun.“

Si on ne valorise pas nos artistes ici, comment faire pour leur donner un rayonnement à l’étranger?

Elvis Duarte, manager

Des rapports très personnels

Pour le choix des artistes qu’il prend sous son aile, les choses se déroulent souvent de façon très naturelle: „Il importe avant tout qu’on ait les mêmes idées et visions et, surtout, que moi, je puisse l’aider. Parfois, je rencontre des artistes dont j’admire le talent, mais dont je vois que mon travail n’aidera pas à les faire avancer – l’essentiel, c’est que moi, j’aie une plus-value en le signant, mais, surtout, que l’artiste en ait une. Dès le premier meeting, il importe qu’il y ait une chimie. Un artiste et un manager, c’est très proche. Je n’ai pas d’horaires de travail: si mon téléphone sonne à 23 heures, je réponds. On m’appelle souvent pour des raisons personnelles – pour moi, ça fait partie de ce que je fais. Notre lien aux artistes va au-delà du professionnel: je sais que Maz, pour David, c’est un peu comme son petit frère. Edsun, je le connais depuis des années aussi. D’autres managers ont peut-être une approche différente – mais pour moi, c’est une histoire de chimie. Et de cela, on s’en rend souvent compte dès le premier meeting.“

Un deuxième facteur est le temps: Elvis est en charge de trois artistes et ne pense pas pouvoir s’occuper de davantage de personnes. „Si j’en prends plus, je n’aurai plus le temps pour m’investir comme il faut. Ça ne sert à rien que je dise à un artiste que je le kiffe si après je ne suis pas disponible. La phrase ‚Je n’ai pas le temps‘, comme on s’imagine les managers hollywoodiens en costards la prononcer, ça n’existe pas pour moi. Et l’avantage que j’ai, c’est de ne pas être tout seul, d’être dans un microcosme où, si je suis bloqué, j’ai mon équipe, avec des gens où chacun a son point fort qui pourra être utile en temps donné.“

Et un troisième facteur, c’est de savoir si l’artiste qu’on recrute entre dans le schéma des autres artistes: „On dispose d’une plateforme où tous nos artistes s’échangent. Même s’ils font différents genres – Maz est plus dans le métal/hip-hop alors que Nosi est à fond dans la techhouse – il y a des échanges, des synergies et, qui sait, des collaborations étonnantes, dont on s’étonnera, quand elles se feront, qu’elles puissent avoir vu le jour, qui sont possibles parce que ces gens s’écoutent, s’apprécient et échangent des idées. Qu’on soit manager, artiste ou éditeur, on est tous une équipe. Du coup, s’il y a des artistes qui ne peuvent pas se blairer, eh bien, ça risque d’être un peu compliqué. C’est pour cette raison qu’on organise aussi des événements dans le simple but de créer une occasion pour s’échanger, écouter de la musique, faire la fête. Car si les festivals showcase sont importants, en fin de compte, c’est pendant les apéros que les contacts se nouent plus facilement, que les échanges se font avec insouciance.“

Du pain sur la planche

Malgré le travail accompli, il reste, pour Elvis Duarte, beaucoup de progrès à faire afin que le Luxembourg devienne plus présent sur la mappemonde musicale internationale: „Le plus important, c’est de développer l’industrie musicale. Et cela commence par l’éducation: il faut faire comprendre aux jeunes qu’il y a des métiers dans la création artistique et qu’on peut en vivre. Les métiers de l’industrie musicale devraient être plus visibles, dans l’éducation, mais aussi dans les médias. Si on arrive à avoir un musicien luxembourgeois mondialement connu, les regards convergeront vers le pays.“

Pour que cela ait lieu, Elvis Duarte a des idées bien précises: il faudrait d’abord que le Luxembourg reparticipe à l’Eurovision – et ensuite qu’on définisse des paramètres pour des disques d’or et de platine: cela peut être un argument de vente majeur à l’étranger. „Car si on ne valorise pas nos artistes ici, comment faire pour leur donner un rayonnement à l’étranger?“

„Quand je vais présenter un artiste à l’étranger, on me demande où il en est au Luxembourg, insinuant que, s’il n’a pas un succès fou dans son propre pays, à quoi bon vouloir l’exporter du tout. Il faut qu’un artiste puisse dire qu’il est dans les charts, qu’il a eu un disque d’or ou de platine dans son pays“ – mais pour cela, il faudrait créer un dispositif, un système qui permette de mesurer le succès d’un artiste local et que ces artistes aient plus d’airplay à la radio.

„Une participation à l’Eurovision dans les deux, trois prochaines années pourrait changer beaucoup de choses. Peu importe quel artiste le fera, le principal sera de le faire professionnellement, que les gens se disent après qu’il y a de la musique de qualité qui se fait au Luxembourg. Dans les Pays-Bas, on me dit souvent que nous en sommes là où eux étaient il y a cinq ans – et que leur participation à l’Eurovision a tout changé. De telles choses augmenteront aussi l’attractivité d’un partenariat, d’une collaboration d’un artiste ou d’un producteur international avec quelqu’un d’ici.“

Pour Elvis, il est d’autant plus important de développer cette industrie qu’il y a d’autres postes vacants, où de l’expertise serait nécessaire mais que personne n’occupe encore – ainsi, pour les questions de contrats d’auteur, bien des artistes viennent le voir, lui, ou se dirigent vers la Sacem, qui ne peut que leur conseiller des juristes. Or, ces juristes ne connaissent pas le milieu, qui, du coup, donnent des conseils qui ne sont pas adaptés à leur situation.

„Si on arrive à développer l’industrie, il y aura des juristes qui auront envie de se lancer dans ce domaine. Présentement, le marché n’existe pas, il est donc logique que personne ne s’y aventure. C’est une des raisons pour lesquelles il est important que nous, on contribue à développer l’industrie. Il y en a d’autres qui contribuent à ce faire, comme Two Steps Twice.  Je voudrais que les gens nous regardent et se disent qu’ils ont envie de faire la même chose, qu’ils veuillent apprendre ce métier, que ce qu’on fait leur serve d’inspiration. Il y a beaucoup de gens qui exercent un métier qu’ils n’aiment pas et qui aimeraient faire autre chose, mais qui n’en ont pas le courage. C’est souvent des gens très jeunes. On en revient à la question de l’éducation puisque, souvent, à l’école, les métiers créatifs sont desservis par une option d’une heure par semaine. C’est tout. Il faudrait aller plus en profondeur“ – car c’est le seul moyen pour contribuer à sortir le Luxembourg de sa réputation de pays où chacun ou presque finit par travailler dans la finance – ou en tant que fonctionnaire.