L’histoire du temps présentPauvre Luxembourg

L’histoire du temps présent / Pauvre Luxembourg
 Photo: Editpress/Alain Rischard

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En 2011 paraissait, en complément de l’exposition du même nom au Musée d’histoire de la ville de Luxembourg une publication scientifique dirigée par Marie-Paule Jungblut et Claude Wey: „Pauvre Luxembourg?“

Dans son introduction, Claude Wey analysait le discours ou la matrice du discours qu’on retrouve dans toutes les synthèses historiques, des historiens Albert Calmes à Gilbert Trausch en passant par le démographe Georges Als. Wey le résumait ainsi: „D’un pays pauvre et arriéré à l’Etat le plus prospère d’Europe.“

Wey avait montré que la thématique de la pauvreté et de l’exclusion comme problèmes actuels n’apparaît qu’à la fin des années 1990 dans ces synthèses historiques et seulement de façon marginale, puisque les auteurs insistent sur la prospérité comme caractéristique centrale de la société contemporaine luxembourgeoise. Il avait cité notamment ma conclusion dans le livre de 1998 „Un siècle d’histoire industrielle – Belgique, Luxembourg, Pays-Bas. Industrialisation et sociétés (1873-1973)“, coécrit avec René Leboutte et Jean Puissant: „Le Luxembourg est un pays riche, certes. Il se pose néanmoins des questions sur ses perspectives d’avenir et n’est pas sans connaître des problèmes de société. Face aux poches de pauvreté, les pays voisins brandissent le spectre de la société des deux tiers. Le premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, n’hésite pas à parler de la société des trois quarts chez nous.“

Du pays pauvre au pays riche?

Une année plus tard en 1999, dans l’ouvrage collectif du Statec, „L’économie luxembourgeoise au 20e siècle“, Gilbert Trausch notait dans l’introduction: „Le Luxembourgeois moyen de cette fin de siècle vit beaucoup mieux que ses grands-parents nés aux alentours de 1900. Le nombre de pauvres et d’exclus a considérablement diminué au cours de ces cent ans. Gardons-nous cependant de tout triomphalisme. Qui oserait avancer qu’il n’y a pas de pauvres parmi nous? Et, comble pour un siècle de progrès, le nombre des exclus n’est-il pas à la hausse depuis une bonne vingtaine d’années?“

D’après Wey, insister sur la réussite du pays dans ces synthèses avait pour but de légitimer le droit à la souveraineté et à l’indépendance d’un petit Etat européen comme le Luxembourg. Voilà sans doute pourquoi, même dix ans après l’expo „Pauvre Luxembourg?“, la caricature de ce discours téléologique – du pays pauvre au pays riche – se retrouve dans l’ouvrage de propagande gouvernemental. A propos de l’histoire du Luxembourg qui, malgré des critiques répétées du monde de la recherche universitaire, peut toujours être téléchargée sur le site du Service information et presse du gouvernement: dans cet ouvrage, le mot pauvreté n’apparaît pas, le mot pauvre une fois („Avant l’essor de la sidérurgie, le Luxembourg était un pays pauvre et rural dont l’agriculture ne parvenait pas à nourrir une population croissante.“). Puis le récit déroule devant les yeux du lecteur ébloui la success story luxembourgeoise, une histoire sans histoires qui se termine en apothéose: „De nos jours, le Grand-Duché se présente comme une société plurielle, un pays prospère, parfaitement intégré dans l’Europe communautaire.“

Les statistiques sur les inégalités de revenu et le taux de pauvreté des deux dernières décennies racontent, elles, une histoire différente et préoccupante, une histoire avec des histoires et des problèmes croissants. On peut aisément les retrouver et consulter sur le web à travers notamment les publications annuelles du Statec (rapports travail et cohésion sociale, statistiques sur les conditions sociales), de la Chambre des salariés (Panorama social) et de la Caritas (Sozialalmanach). Jetons un coup d’œil sur l’évolution sociale depuis 2005.

En 2005, le taux de risque de pauvreté monétaire, en d’autres mots la part de personnes dont le revenu est inférieur à 60% du revenu médian, était au Luxembourg de 13% de la population. Pour la première fois, en 2005, des statistiques comparatives sur ce sujet furent établies au niveau européen (Eurostat). Le Grand-Duché se situait en 2005 en dessous de la moyenne européenne (16%), au niveau de la France et de l’Allemagne dans l’Union européenne des 25. Les pays scandinaves présentaient des taux de risque de pauvreté de 9 (Suède) à 12% (Finlande, Danemark). Pour les familles monoparentales, ce taux montait au Luxembourg à 32%, pour les chômeurs à 46,5%. Selon l’âge, les enfants de 0 à 15 ans étaient les plus menacés avec un taux de 20%. Le même taux se retrouvait d’ailleurs pour les familles avec trois enfants ou plus à charge. Selon la nationalité, 6% de Luxembourgeois vivaient au seuil de la pauvreté en 2005, contre 22% des étrangers.

Vers la „société des trois quarts“

Au cours des deux dernières décennies, les chiffres de la pauvreté au Luxembourg ont augmenté, de façon absolue, mais aussi relative, en comparaison avec les autres pays européens. En 2019, le taux de risque de pauvreté était de 17,5%. Désormais, le Grand-Duché se situe au-dessus de la moyenne européenne (16,5%), au niveau de pays comme la Grèce et le Portugal. Pour les familles monoparentales, le risque est passé à plus de 40%. Pour les familles avec trois enfants ou plus à charge, le taux a fortement augmenté également. Il est en 2019 de 35%. D’après l’âge, les enfants et les jeunes de moins de 25 ans apparaissent toujours comme les plus menacés (un quart). Ventilé selon la nationalité, 11% des Luxembourgeois étaient en risque de pauvreté contre 22% des étrangers. Le taux des étrangers est resté plus élevé que pour les Luxembourgeois, mais constant, alors que le taux de risque de pauvreté pour les personnes de nationalité luxembourgeoise a presque doublé en deux décennies.

La part de travailleurs pauvres („working poor“) est passé de 7% en 2003 à 12% en 2019, le deuxième taux le plus élevé de la zone euro. La part des demandeurs d’emploi depuis au moins un an s’élevait à 20,5% des chômeurs. En 2021, sous l’effet de la pandémie, plus de la moitié (52%) des demandeurs d’emploi sont concernés par ce chômage de longue durée (chiffres de l’ADEM).

Dans la même période les inégalités de revenu ont, elles aussi, augmenté comme le montre l’évolution du coefficient de Gini. Ce coefficient est un nombre variant de 0 à 1 qui mesure le degré d’inégalité de la distribution de revenus dans une société: 0 signifie l’égalité parfaite, donc tout le monde dispose du même revenu; 1 signifie l’inégalité parfaite, donc une personne dispose de tout le revenu, les autres n’ont rien. Ce coefficient est passé de 0,26 en 2005 à 0,33 en 2019, avec une forte hausse des inégalités depuis 2017. En 2019, les 10% des ménages les plus aisés percevaient une part du revenu national 9 fois plus importante que les 10% des ménages les plus pauvres.

En 2021, les observateurs de la situation sociale au Luxembourg que sont la Chambre des salariés, la Caritas et le Statec, mais aussi les indicateurs provenant des offices sociaux ou encore des études de l’Université du Luxembourg ou de centres de recherche comme le Liser concordent dans le même constat: les personnes et les ménages les plus vulnérables de notre pays sont confrontés depuis des années à une dégradation continue de leurs conditions de vie.

Au début des années 2000, les premiers rapports de la Caritas, de la Chambre des salariés et du Statec pointaient déjà l’accès à des logements abordables comme une priorité. Ce constat alarmant a été ignoré dans les faits par les décideurs politiques et économiques. Aujourd’hui, plus d’un tiers des ménages luxembourgeois et trois ménages sur cinq parmi ceux en risque de pauvreté sont confrontés à de lourdes charges financières en matière de logement. Face à l’envolée des prix des logements et ce qu’elle signifie en termes de perte de pouvoir d’achat et en voyant les demi-mesures en matière de politique de logements annoncées par le gouvernement (si ce n’est carrément le renvoi à des études à faire d’abord, etc.), la société des trois quarts est en train de devenir une réalité au Luxembourg. Elle risque de reléguer le pays encore davantage au rang des derniers de la classe dans l’Union européenne en matière d’inégalités de revenu et de précarité sociale. Pauvre Luxembourg!