Une égérie à l’œuvre

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Dora Maar (1907-1997) a été la compagne et l’égérie de Picasso, mais elle a également été une artiste affranchie, une vigie du surréalisme, une photographe hors pair, elle a peint, s’est engagée politiquement. C’est un portrait complet que dresse le Centre Pompidou au travers d’une exposition chronologique foisonnante. Les multiples facettes de cette femme sont évoquées comme autant de témoignages d’une œuvre par pans méconnue.

De notre correspondante Clotilde Escalle, Paris

Avant de connaître Picasso, Dora Maar est déjà photographe, le médium par excellence qui permet aux femmes de cette époque de s’émanciper, grâce au marché de la presse et de la publicité. Issue d’un milieu bourgeois, elle suit les cours, en 1923, de l’Ecole des arts appliqués pour femmes, appelé „Comité des dames“. Elle suit également des cours de peinture à l’Académie Julian et complète sa formation à l’Ecole technique de photographie et de cinématographie de la Ville de Paris. Autant dire que le spectre est large. Elle ouvre un studio de photographie avec le décorateur de cinéma Pierre Kéfer. Des publications dans des journaux et des magazines suivront. Son travail prendra une ampleur considérable lorsqu’elle se rapprochera des surréalistes et s’engagera politiquement. Elle est exposée en même temps que ses contemporains, Man Ray et Hans Bellmer.

Le surréalisme, elle le cultive par des écarts insolites, des photomontages magistraux, vifs, profonds, rythmés, une façon de déplacer le réel dans le songe et de l’incarner tout en le tenant à distance. L’érotisme se pare d’élégance et de beauté. L’onirisme est fait, par exemple, d’une paire de jambes féminines tenues par une main, avec comme arrière-fond la découpe d’une ville, ceci avec des variations d’échelle propres à l’imaginaire, ou de la silhouette à la nudité robuste et sauvage, surdimensionnée, projetée en ombre, d’„Assia“ (1934). La liberté règne et c’est littéralement la tête dans les étoiles, qu’est présenté „Mannequin-étoile“ (1936), une femme dont la tête est cachée par le motif d’une immense étoile, et qui s’apprête à ouvrir les rideaux de ce que l’on pense être une scène de théâtre.

Dora Maar joue des intervalles et des strates de lecture. L’œil y déchiffre un espace particulier, entraperçu presque furtivement. Images fantastiques, qui viennent se superposer comme autant de songes et parfois de cauchemars, inconscient à l’œuvre, intervalles impossibles à cerner, qui s’offrent et se dérobent à la fois.

Œuvre insolite et intense

Comme finalement son „Autoportrait au ventilateur“ (1930), où il faut „creuser“ l’image pour y trouver, à la fois énigmatique et évident, le visage de Dora Maar. Son engagement politique est très à gauche – elle a participé au groupe révolutionnaire Contre-Attaque, créé par Bataille et Breton. Elle photographie une Europe ébranlée par le krach de 1929. En France et en Espagne, son attention se portera particulièrement vers les mères et leurs enfants, la pauvreté aux périphéries urbaines. Ainsi donne-t-elle à la misère un environnement, et la ville dévoile ses laissés-pour-compte, leur humanité, la beauté de la jeunesse. Travail photographique d’une grande précision, comme cette image d’un enfant pauvre contre un mur de tôle, une image qui semble également appartenir à une mémoire cinématographique, dans ce qu’elle retient du documentaire. Puis il y a la ville et ses mannequins dans les vitrines, les parts d’animé et d’inanimé qui se côtoient, le flou de la frontière entre les deux. Ce brouillage-là ouvre sur un espace mental. Comme la célèbre photographie, le „Portrait d’Ubu“ (1936), œuvre en très gros plan d’un fœtus de tatou, apparaissant alors comme un monstre.

Dora Maar rencontre Picasso en 1936, elle a 28 ans et lui 54. Leur relation sera longue de neuf ans. Période pendant laquelle Picasso peint „Guernica“, œuvre que Dora Maar photographiera le long de son élaboration, documentant ainsi toutes les étapes. Picasso fait également des portraits de Dora Maar, notamment „La Femme qui pleure“ (1937). Leur rupture la plongera dans la dépression. Dora Maar reprendra alors comme une nécessité la peinture, elle se réfugiera dans la prière, finira dans la solitude. Ce moment de la vie de l’artiste nous est méconnu.

Certes les photographies de Dora Maar sont percutantes, ses photomontages insolites et virtuoses, mais la peinture est un autre abord de son univers, celui du dépouillement, de la contemplation. L’influence de Picasso est présente, mais Dora Maar s’en affranchit pour célébrer la beauté des objets simples, valant pour eux-mêmes, sur un fond nu. La „Nature morte au bocal et à la tasse“ (1945, huile sur toile) est une figuration grave, teintée de couleurs sombres, dans un espace à la fois dense et léger. C’est cette oscillation entre gravité et beauté solaire, humour et audace, que nous retenons, une œuvre énigmatique et magistrale. Dora Maar était certes une égérie, mais elle était également une immense artiste qu’il nous reste à redécouvrir.