Littérature: Avec „La main de brouillard“, Nicolas Rozier rend hommage à Francis Giauque

Littérature: Avec „La main de brouillard“, Nicolas Rozier rend hommage à Francis Giauque

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Dans toutes les littératures il y a, pour toutes les époques, des grands écrivains sombrant à la lisière de l’oubli. Tel est le sort du poète suisse Francis Giauque. Après „L’espèce amicale“ (2006) et „L’Ecrouloir“ (2008), le poète français d’origine rémoise Nicolas Rozier poursuit sa catabase à travers vie et œuvre de Giauque dans „La main de brouillard“, paru en 2016 au Castor Astral.

Par Luc van den Bossche

„Moi, je veux vivre jusqu’à / l’explosion finale où l’homme / ira puiser à pleines mains les / cendres de son corps, de son / âme. Je deviens fou“. Cette citation tirée de l’œuvre du grand oublié suisse accueille le lecteur à son entrée dans l’ouvrage de Rozier. Le long poème – il compte une cinquantaine de pages rythmées par une seule et unique pause avant le grand final – s’ouvre alors sur une question: „Quel acier […] pourrait trouer le ciel?“ Tentant, alors, d’y voir résumées aussi bien la vie que l’œuvre de Giauque. Et quelle différence y a-t-il d’ailleurs dans le cas de ce grand „maudit“ de la poésie moderne qui s’est donné la mort par noyade à l’âge de 31 ans? Qui fut anéanti par sa soif d’absolu? Qui, dès un jeune âge, fut atteint d’une mystérieuse maladie intraitable dans laquelle il voyait comme un châtiment pour son hybris? Qui ni en Suisse ni en France ni en Espagne ne parvint à se tailler ne serait-ce qu’une minuscule place dans un monde hostile et qui a seulement réussi à trouver sa paix dans un lit dans les fleuves?

Une écriture révoltée et frénétique

Mais là où les vers de Giauque expriment le désespoir et l’atrophie mortifère par leur caractère asphyxiant de cri serpentant, ceux de Rozier s’adonnent à un rythme haletant, frénétique. Le „désordre“, la hantise plutôt que le dépérissement dominent et se reflètent aussi sur le blanc de la page: la graphie semble, elle aussi, prise par une frénésie hybride, s’y mélangent minuscules et majuscules, citations et créations, des lettres en italiques et en gras, différentes mises en page comme dans une danse sous une pluie de sang tombant sur un sol d’acier.

„ET POURQUOI? / Parce que deux yeux / ont pris toute la vie. / Parce que les yeux aimés se sont laissé crever / dans chaque image / et qu’il lui a été impossible – à Francis Giauque – / de vivre / sans cette double prunelle / où la vie cabre / son char de triomphe.“ Or, alors que ce livre porte le sous-titre „Poème pour Francis Giauque“, il ne s’adresse jamais de manière directe à lui, préfère parler de lui et à ses côtés, tracer le portrait hantant de celui qui „n’aimait plus comme on souffre / DU CIEL VIDE“. Rozier se fait le complice de Giauque, son héritier, voire son double. Il est son „semblable“, son „frère“, pour employer la formule de Charles Baudelaire. Il puise dans les révoltes qui ont précédé la sienne, s’en nourrit. Son écriture s’en retrouve viscérale, délestée de toute prétention intellectuelle ou „artistique“ dans quelque sens académique du terme. Loin de toute froideur de l’esprit, de tout „logos“ créant une distance analytique, Nicolas Rozier donne du brut, exprime une douleur, une souffrance une révolte, dont, au bout d’un moment, le lecteur ne saura plus dire si ce sont celles de l’auteur ou celles de son „frère“. Mais peut-être que cette distinction est sans importance aucune. Car quoi qu’il en soit, la sincérité de l’expression est telle qu’il y a comme un effet de contagion sur le lecteur.

La lecture de Giauque hante, semble-t-il, l’écriture de Rozier. Et à la lecture de „La main de brouillard“, le lecteur s’en retrouve hanté à son tour. Car la lecture n’est point facile. D’autant moins que le rythme se déployant pour ainsi dire aussi bien sur le papier que dans les veines, oblige presque à l’accomplir d’une traite, même si une telle entreprise n’est pas sans laisser de profondes traces, n’est pas sans ébranler, voire déboussoler plus ou moins complètement. Ainsi peut-il sembler étrange, voire paradoxale de parler de cet ouvrage dans cette rubrique consacrée à des „lectures d’été“. Car ce n’est guère un livre à lire indolemment sur la plage, juste pour passer le temps, pour se distraire.

Et pourtant, il est préférable – voire recommandable pour les lecteurs un peu plus sensibles – de se plonger dans cette œuvre à un moment de l’année où le soleil dilue les chagrins et peut peut-être atténuer ne serait-ce qu’un tantinet le choc viscéral qu’est „La main de brouillard“. Et s’il faut donc faire au moins preuve d’une certaine prudence à son approche, la lecture de ce „CADAVRE IMPOSSIBLE“, „de toutes les gangrènes de l’angoisse“ est néanmoins absolument recommandée.


Francis Giauque

Le grand „poète maudit“ suisse est né en 1934 à Prêles, dans le Jura bernois et mort en 1965. Sa vie fut marquée par la maladie, la consommation copieuse d’alcool, de drogues et de médicaments ainsi que plusieurs séjours dans des hôpitaux psychiatriques. Seuls deux de ses recueils paraissent de son vivant et ils ne connaissent guère de succès. La majeure partie de son œuvre paraît après son suicide et il faut remercier son ami Georges Haldas de l’avoir transmise à la postérité. Une édition réunissant l’ensemble de ses écrits est paru en 2005 sous le titre simplissime „Œuvres“ aux éditions de l’Aire.


Nicolas Rozier

Nicolas Rozier est né à Reims en 1971. Outre son œuvre lyrique, il crée des dessins et peintures tout aussi bouleversants. Son premier recueil, „L’espèce amicale“, est paru en 2006 chez Fata Morgana, son plus récent, „Vivre à la hache“, en 2017 chez L’arachnoïde. Les abîmes et l’art, le désespoir et la révolte sont des fils rouges qui se trament à travers toute son œuvre. Pour plus d’informations: http://nicolasrozier.com/


Lectures insolites

A partir d’aujourd’hui et pendant dix semaines, vous pouvez découvrir chaque jeudi une lecture insolite, loin des sentiers battus, présentée par un collaborateur du Tageblatt. Ces coups de coeur estivaux vous permettront de passer autrement vos journées de douce oisiveté, sur la plage ou ailleurs.