Tendances du contemporain (4) – Le génie enfoui

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A l’instar du géant de son dernier roman „The Buried Giant“, Kazuo Ishiguro est un génie enfoui. Loin de la visibilité à quoi on oblige nos écrivains pour la simple raison que le culte du moi est devenu omniprésent au point qu’on paraît penser, dans les milieux éditoriaux, que l’égomanie est un argument de vente – et, malheureusement, ça n’est pas toujours faux –, le récent nobelisé Kazuo Ishiguro écrit de brillants romans discrets. Modeste, il l’est même tellement qu’on oublie parfois à quel point ses écrits allient innovation narrative et un humanisme classique. Dans son récent „Le géant enfoui“, Ishiguro s’intéresse aux fonctionnements et mécanismes de la mémoire et de l’oubli collectifs.

Dans sa conférence du Nobel (intitulée „Ma soirée du XXe siècle et autres petites incursions“), Kazuo Ishiguro raconte comment, ayant été accepté dans un programme postdoctoral en création littéraire, il envisage pour la première fois de devenir écrivain (alors que jusqu’à ce moment-là, il était certain de devenir une rock star). Se repenchant alors sur les nouvelles qu’il avait écrites jusqu’alors, des textes partiellement ancrés dans son expérience de travailleur social, Ishiguro se lance dans l’écriture d’un récit qui se déroule au Japon et qui évoque Nagasaki aux derniers jours de la Deuxième Guerre mondiale.

La préoccupation de Kazuo Ishiguro avec les aléas de l’Histoire (et notamment la Deuxième Guerre mondiale) perdure depuis cette première expérience scripturale épiphanique: au cours de ses trois premiers romans, l’auteur britannique s’est consacré à une certaine forme de réalisme romanesque toujours pétri d’Histoire („Un artiste du monde flottant“ s’en prenant au rôle du Japon lors de la Deuxième Guerre mondiale là où „The Remains of the Day“ évoquait la collaboration britannique), après quoi l’auteur avait, avec „The Unconsoled“, effectué un premier pas dans la fiction irréaliste et kafkaïenne, loin de tout ancrage (historique ou autre) dans le réel.

Dès après, Ishiguro s’est mis à expérimenter, avec une méticulosité similaire à celle qu’il avait utilisée pour approcher sous différents angles les traumatismes historiques, avec les genres paralittéraires: si „When We Were Orphans“ joue avec les codes génériques du roman policier pour mettre en scène un narrateur-enquêteur indigne de confiance, „Never Let Me Go“ verse dans la science-fiction avec son monde peuplé de clones pourvoyeurs d’organes là où „The Buried Giant“ plonge dans un univers fantastique pour mettre en scène un couple qui part à la recherche de son fils dans un pays plongé dans une amnésie collective.

Poissons rouges

On tend pourtant à oublier – là encore, c’est peut-être dû à la discrétion de l’auteur – que quasiment l’intégralité de cette deuxième trilogie (si l’on concède à dire que la première trilogie se veut explicitement historique et que „The Unconsoled“, l’œuvre charnière, de pivotement, ne l’est aucunement) est tout aussi occupée par des analyses historiographiques, même si elle les éclaire dans des univers irréels, qui fonctionnent plus par de subtils pastiches de codes génériques que par une confrontation immédiate, sans médiation, avec l’Histoire.

Ainsi, dans „When We Were Orphans“, c’est encore une fois le début de la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi les conflits en Orient asiatique des années 30 qui sont évoqués. A partir de „Never Let Me Go“ pourtant, la confrontation d’Ishiguro avec l’Histoire devient plus abstraite, plus allégorique. Ainsi, dans „Never Let Me Go“, le traitement inhumain des clones pointe allégoriquement vers une ghettoïsation et une mise à mort d’êtres humains censément autres.

Dans „The Buried Giant“, Ishiguro se détourne pour la première fois de son modèle narratif classique, qui consiste à donner la parole à un être qui essaie de mettre de l’ordre dans les souvenirs relatifs à sa vie passée. Si la plupart de ses romans racontent comment l’être humain se trouve aux prises avec l’Histoire – comment l’individu est broyé par les mouvements politiques et sociaux collectifs – Ishiguro a cherché, pour „The Buried Giant“, à montrer le fonctionnement de la mémoire collective. „Une nation se souvient-elle et oublie-t-elle de la même façon qu’un individu? […] Quels sont exactement les souvenirs d’une nation? Où sont-ils conservés? Comment sont-ils façonnés ou contrôlés?“, se demandait l’auteur après que, lors d’une conférence donnée à Tokyo, une dame lui a posé la question vers quoi son prochain livre allait s’orienter.

Une interrogation centrale du roman consiste à s’interroger sur les bienfaits et les méfaits de la mémoire: à tout oublier, on est condamné à répéter les mêmes erreurs. Mais le devoir de mémoire, aussi important qu’il soit, peut mener au processus inverse: à tout se rappeler, l’on tend à engendrer des cycles de violence et de vengeance sans fin.
Pour écrire un roman, Kazuo Ishiguro procède de façon très intéressante: chacune de ses œuvres procède de quelques pistes de réflexion qu’il note dans un carnet. Par la suite, il part à la recherche d’un décor romanesque approprié. Pour „Never Let Me Go“, il voulait écrire un roman sur un groupe de jeunes qui mourraient tous très tôt, de façon à ce que des questions de mortalité et d’absurdité de nos existences surgissent de manière urgente. Il a réécrit le roman trois fois parce que ses deux premiers décors – une épidémie et une catastrophe à échelle mondiale – ne lui plaisaient pas.

Pour „The Buried Giant“, Ishiguro cherchait pareillement un décor qui lui paraîtrait approprié. Initialement, Ishiguro avait pensé prendre le cas concret de la Yougoslavie et du Rwanda pour se demander comment il était possible que, si peu après un conflit mondial d’une violence sans nom et si peu après le climat de peur de la Guerre froide, des massacres sanguinolents puissent reprendre.

Pourtant, explique-t-il au cours d’une conférence donnée à la BNF en 2015, s’il s’était limité à évoquer un cas concret – la Yougoslavie ou le Rwanda – les lecteurs auraient pu se dire qu’il voulait ne parler que de ces cas-là, alors que l’auteur visait à écrire quelque chose de plus général sur la nature humaine, ses émotions et les mécanismes qui animent les sociétés et l’histoire.

D’où l’idée de cet univers fantastique, où une brume fait que l’ensemble des habitants souffre ou bénéficie (c’est précisément l’ambiguïté du roman) d’une mémoire de poisson rouge, et où Axl et Beatrice s’en vont récupérer des souvenirs intimes et collectifs dans une Angleterre arthurienne, où des éclats de mémoire viennent montrer un retour du refoulé collectif marqué par le sang et la guerre.

De façon ingénieuse, c’est le premier roman d’Ishiguro à être raconté par un narrateur omniscient – un comble pour un récit qui traite principalement de l’oubli. Le résultat est un roman poignant, où ne manquent certes pas les passages génériquement obligatoires (on a des chevaliers et des dragons), qui se lit comme un roman d’aventures haletant mais qui est avant tout un récit touchant et triste sur un couple qui s’aime et qui, à force de vouloir récupérer l’histoire de leur vie commune, dont il pense savoir que ça doit être „une histoire qui finit bien“ (on se doute un peu qu’il n’en sera rien), arpente les territoires flous d’un monde brumeux où les souvenirs pointent comme autant de pièges potentiels. Car si Ishiguro fascine tant, c’est que l’imaginaire – propre, unique – qu’il développe dans ses romans est à chaque fois un paysage mnésique différent, une mappemonde de nos souvenirs, une exploration des rapports entre la mémoire et notre identité.