La mélancolie des nacres

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Le dossier Bouillier: suite et fin. Où nous verrons que „Le Dossier M“ est aussi et surtout une analyse infiniment pertinente du rapport que nous entretenons aux fictions, une métaphysique sombre mais lucide de notre être-au-monde et une autopsie de la rupture d’une noirceur drôlissime, suivant parfaitement la notion de l’humour du désastre développée par Antoine Volodine.

Niveau 5: Le moi et la fiction

„Le Dossier M“, c’est aussi le livre d’un amoureux du cinéma et de la littérature, le livre d’un homme qui sait sa passion pour la fiction tout comme il sait l’impact qu’ont sur nous ces univers fictionnels dont l’ensemble ou presque des théoriciens nous disent cependant l’étanchéité et le peu d’impact véritable sur le monde réel.

Ces théoriciens arguent selon le syllogisme suivant: petit un, quand nous allons au cinéma, que nous lisons un roman ou que nous allons au théâtre, nous savons que ce que nous y voyons n’est pas réel, que ça ne se passe pas dans le monde réel. Petit deux, même si tout concourt à nous faire croire que ce que nous voyons est vrai (ça s’appelle la mimésis), ce qu’on y observe et ce dont on fait l’expérience ne nous fait pas réagir comme si ça avait vraiment lieu. Conclusion: ce que nous donne à voir et à vivre une fiction ne porte pas à conséquence dans le monde réel.

Le chercheur Jean-Marie Schaeffer, dans son ouvrage séminal „Pourquoi la fiction?“, explique les raisons pour lesquelles, alors que nous voyons, par exemple, un film d’horreur (le choix n’est pas anodin: M, le grand amour de Grégoire, en raffole) et que des zombies détalent sur la toile de la salle obscure, nous nous effrayons, certes – mais nous n’allons pas jusqu’à alerter les forces de l’ordre afin que ceux-ci déploient tout un contingent de forces armées à même de nous libérer de l’invasion des morts-vivants dans nos cinémas locaux.

La raison en est simple: les réflexes – l’effroi, la terreur – ont lieu à un niveau préattentionnel, intuitif, émotionnel, où les stimuli que nous recevons causent une réaction impulsive qui est cependant découplée de nos réactions conscientes. C’est sur ce plan que nous réalisons que cette angoisse était en toc, qu’elle n’a pas lieu d’être, qu’elle est infondée et irréelle.

Mais, suggère Bouillier, les angoisses et craintes, même quand nous les savons illégitimes, gouvernent nos existences et nos réactions (sans quoi il n’y aurait pas besoin de psychanalyse): „Ce que nous voyons au cinéma ou lisons dans les livres n’est pas inoffensif. Cela nous poursuit et nous inspire. Cela ne s’arrête pas aux caractères imprimés ou aux images projetées sur un écran“ (page 47(*)). Raison pour laquelle Bouillier sera tenté d’interrompre, au début du Livre 2, le mariage de M, s’imaginant surgir au beau milieu de la cérémonie, comme dans le film „Le Lauréat“, sur les traces géographiques duquel il planifie de se lancer – car la fiction réconforte, leurre, divertit et modifie les attentes que nous avons par rapport au réel, même quand nous savons que c’est pour de faux.

Le monde décrit par Bouillier, qui est le nôtre, est un monde dominé par les fictions, un monde où la fiction, par le biais notamment des personnages de série – les „nouveaux amis“ que se fait Grégoire après la rupture avec M – est devenue un rempart contre les laideurs de la vie moderne: „Si la ‚vraie vie‘ n’était pas si disloquée, mortellement avilissante et toujours plus panier de crabes, toujours plus entravée et désespérante, les séries télévisées n’auraient jamais rencontré le succès qu’elles rencontrent“ (page 452).

Et parce que Bouillier sait l’influence des fictions „mainstream“ sur nos façons de vivre, parce qu’il est conscient qu’il s’agit aussi de moyens de contrôle et d’uniformisation de nos modalités internes ou sociétales, il s’insurge que les personnages de fiction soient souvent aussi stupides, qu’ils tombent invariablement dans le panneau – „on dirait qu’ils n’ont jamais lu aucun livre“ (page 379, livre 1) –, qu’ils ne proposent toujours que les mêmes schémas comportementaux comme pour nous souffler comment nous comporter alors que c’est la fiction qui pourrait oser développer de nouvelles modalités de l’être, proposer des relations inédites, de l’inouï – et qu’on s’étonne alors que l’on ait de plus en plus l’impression de vivre, à tous les niveaux de la société, dans un mauvais soap-opéra.

Niveau 6: Le moi et la lente décristallisation

Le Livre 2, donc, plus concrètement. Alors que l’amour était déjà un sujet qu’on qualifiait de casse-couilles, le récit de l’après s’annonçait non moins parsemé d’embûches, d’écueils potentiels – déjà qu’il fallait que le lecteur, à bout de souffle après la lecture du premier tome, se plongeât à nouveau dans le monde intérieur noir et vicieux, de plus en plus noir et de plus en plus visqueux, de Bouillier. Déjà que Bouillier devait motiver son lecteur à réitérer ce geste courageux d’entamer un livre-pavé une deuxième fois, à peine qu’il eût eu le temps de refermer le premier.

Alors que nombreux sont les récits qui se terminent avec la certitude de l’amour (les contes: ils se marièrent et eurent de nombreux enfants) ou la résignation à la fin de l’amour (Flaubert et son „Education sentimentale“), Bouillier en fait le point de départ de son Livre 2 qui, loin des épanchements larmoyants auxquels une autofiction (que Bouillier dévoie ici, qu’il révolutionne) aurait pu s’adonner, s’avère d’une drôlerie tout à fait dans la continuité du premier tome, d’une drôlerie lourde, goudronneuse, faisant de l’humour et de l’autodérision le rempart ultime contre la dépression et la tristesse.

„Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint. Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore.“ Parce que cette fin de „L’Education sentimentale“ lui paraît insuffisante, parce qu’elle lui paraît tricher, parce qu’elle est trop elliptique (page 81), Bouillier décide de continuer à alimenter son dossier.

Alors, sans trop vous en dévoiler, car l’intégralité du „Dossier M“ se fonde sur la découverte de ces péripéties narratives, du cheminement de la pensée de Bouillier, on vous assure que, même quand on a fini le premier tome avec le sentiment que ça aurait pu s’achever là, cela vaut la peine qu’on continue, ne serait-ce parce que ça serait de la dérobade facile que de le planter à mi-chemin, le narrateur. Parce que, comme il le dit, le malheur „n’est pas qu’un mot, ce n’est pas un simple état d’âme ni un attribut momentané de notre personnalité, non, c’est un processus de transformation de l’être“ (page 176), il faut l’accompagner dans cette triste métamorphose, ce devenir-blatte.

On vous l’assure parce qu’il y a, au cours de ces 863 pages, des passages hilarants sur l’envers libidinal sur Internet – notamment une soirée Tupperware en présence d’un Chippendale (page 182) –, sur les activités idiotes de Grégoire qui devient collectionneur de nacres (page 143), sur ses innombrables partenaires sexuelles avec qui il se consola dix années durant, sur l’aberration de parler de misère sexuelle à une ère où il y a misère de tout – existentielle, intellectuelle, politique – mais pas sexuelle, à une ère où la baise sans fin et sans faim (amoureuse) est devenue une sorte de divertissement pascalien (page 405), sur l’oisiveté qui devient sienne, sur le vide qu’il remplit avec le jeu, sur le destin tragique de Don Crowhurst, qui releva le défi (pour 5.000 livres sterling) de faire le tour du monde en voile et sans écale d’une manière bien à lui, et qui accompagne, en montage parallèle, pendant plus de cent pages, le destin de Grégoire.

Alors, ce récit en soi atroce et triste et saugrenu et pitoyable et en partie insupportable d’une métamorphose d’un être qui ne se reconnaît plus, qui évite tout contact humain au prétexte qu’il doit travailler (et à chaque fois ce running gag d’une tristesse percutante, Grégoire avoue avoir joué à Spider, un jeu de cartes sur son ordinateur), est transcendé par l’écriture désespérante et drôle de Bouillier, par son inventivité qui ne tarit pas (voir les mots croisés, page 504) et, aussi et surtout parce que, plus qu’un récit autofictionnel, „Le Dossier M“ se veut aussi une métaphysique de l’existence et une sociologie de l’être postmoderne que nous sommes.

En cela, Bouillier se rapproche à la fois du regretté philosophe Clément Rosset (mort ce 27 mars) et de l’écrivain américain David Foster Wallace, l’entreprise de Bouillier ne ressemblant pas que dans l’envergure, mais aussi (parfois) dans le fond aux analyses infiniment pertinentes du génie américain. Ainsi, les développements et observations de Bouillier sur le poker auquel Grégoire joua quotidiennement pendant dix ans pour revivre le hasard qui lui joua bien des coups dans sa relation avec M donnent lieu à une métaphysique du hasard vu comme socle de l’aberration de nos vies, ce qui n’est pas sans rappeler la „Logique du pire“ de Rosset. Quand il affirme ne jamais avoir aimé la conversation des ivrognes mais qu’après M, il a réalisé qu’il n’aimait la conversation de personne, car tous, dit-il, sont ivres, tous carburent à leur drogue personnelle – „la famille, l’argent, dieu, son pays, l’amour, le travail, la nature, la morale, l’écologie“ (page 435) –, tous sont biaisés par quelque chose, on est en plein dans une analyse wallacienne.

Il y aurait mille choses à dire encore sur „Le Dossier M“, mille anecdotes à raconter, mille trouvailles stylistiques à décortiques, mille passages à vide aussi sur lesquels mettre le doigt. Mais plutôt que de vous gâcher la surprise, on vous invite à vous armer de patience. Car le livre de Bouillier est une véritable machine à penser, qui vous fait questionner vos visions du monde. Et vous risquez d’en sortir, comme lui, transformés.

(*)Toutes les références paginales, sauf indication contraire, réfèrent au Livre 2.