FilmGloire et chute d’une gardienne du temps

Film / Gloire et chute d’une gardienne du temps
Pour son incarnation de Lydia Tár, Cate Blanchett est nommée à juste titre dans la catégorie de la meilleure interprétation féminine des Oscars (C) Focus Features

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Filmant la lente chute d’une cheffe d’orchestre mondialement estimée dont la réputation est saccagée par un #metoo et des propos intenables en ces temps de cancel culture, „Tár“ réussit à transcender son portrait d’une époque en se focalisant sur son personnage principal, incarné par une Cate Blanchett éblouissante, dont le jeu condense les liens ténus entre pouvoir, génie, folie et manipulation.

Élève de Leonard Bernstein, cheffe d’orchestre mondialement connue, l’une des rares personnes à avoir décroché toutes les distinctions possibles dans tous les domaines culturels imaginables, lesbienne qui vit ouvertement sa relation avec une violoniste (Nina Hoss) jouant dans son orchestre, Lydia Tár est, à l’instar de l’actrice qui l’incarne, une femme qui n’a plus rien à prouver.

En début du film, on la découvre lors d’une master-class que le journaliste Adam Gopnik n’a de cesse de transformer en une hagiographie qui marquera pourtant le début de la fin de cette gloire que tous pensaient pérenne – et elle au premier chef.

Cette chute, „Tár“ la suggère d’entrée de jeu. Car avant la master-class, le réalisateur Todd Field aura déjà glissé quelques grains de sable dans la mécanique implacable de son long-métrage pour bien montrer que malgré cette scène panégyrique, son personnage n’est pas sans … tares.

D’abord, Field fait commencer son film par le générique de fin, générique qui commence par ailleurs par le bout pour lentement rembobiner vers les noms plus connus, un peu comme si l’astuce formelle de „Memento“ avait contaminé le cadre de son long-métrage, nous signalant d’emblée que c’est vers la fin d’un destin que son récit s’acheminera: ce générique étant repris à la fin, dans le bon ordre cette fois-ci, c’est entre deux exit music que se mouvera la cheffe d’orchestre, qui est comme enfermée entre ces deux partitions en noir et blanc.

Ensuite, de part et d’autre de cette séquence initiale renversée, deux scènes énigmatiques contredisent les paroles élogieuses du journaliste: lors de la deuxième, alors que la voix de Gopnik retentit déjà en off, produisant une surimpression paradoxale, l’on voit Lydia Tár et son assistante (Noémie Merlant) joncher le sol de vinyles des enregistrements de Gustav Mahler, dont la cinquième symphonie sera son prochain projet. Avant, une capture en live sur un smartphone filme une Lydia Tar assoupie dans la business class d’un avion, vidéo sur laquelle un échange de textos se greffe, les deux correspondants se demandant si Lydia „a une conscience“.

Cette chute de son personnage, Todd Field l’orchestrera lentement, en deux temps, laissant à deux événements précis le temps de lentement corroder sa carrière: tout d’abord, elle rebiffe avec agressivité un jeune étudiant qui affirme ne pas s’intéresser à Bach parce que c’est un vieil homme blanc, lui disant avec détermination, recourant pour cela à un ad hominem quelque peu odieux, que si lui et ses semblables réduisent Bach à sa biographie, son ethnie et son orientation sexuelle, la postérité risquera d’en faire de même pour eux.

De plus en plus tarée

Par la suite, il apparaîtra que la cruauté avec laquelle la cheffe manipule son entourage aura fait une victime en trop, le suicide d’une aspirante cheffe d’orchestre menant à une enquête qu’elle essaiera d’empêcher en effaçant les traces de ses correspondances avec la jeune femme.

Ces deux événements resteront d’abord sans conséquences immédiates, Field filmant alors le quotidien de Lydia Tár entre vie privée – sa relation avec une partenaire qui voit d’un mauvais œil sa façon de faire la cour à des musiciennes plus jeunes, la relation, distante et affective à la fois, qui la lie à leur fille – et défis privés, où elle remplace, placardise ou envoie paître à son bon gré ses musicien·ne·s comme autant de pions sur l’échiquier de sa carrière et de ses désirs, Lydia Tár se comportant de plus en plus comme si tout l’univers devait subvenir à ses besoins, qu’ils soient artistiques ou libidinaux.

Cette lente construction du film permet à Field de montrer une femme avide de pouvoir et manipulatrice, mais aussi rongée par le doute et les incertitudes – et à Blanchett de l’incarner avec une précision terrifiante, qui permet de poser cette femme en un nombre de traits saillants contradictoires.

Ainsi, Lydia Tár est habituée à tenir les rênes: sous le coup de sa baguette magique, elle se voit elle-même comme gardienne du temps – sans elle, tout l’édifice compositionnel s’effondre. C’est tout du moins ce qu’elle espère, qui se croit tellement indispensable qu’elle ne pourra y croire quand elle se fera remplacer par un conducteur d’orchestre qu’elle avait coutume de prendre de haut (Mark Strong) et qu’elle essaiera de détrôner dans une scène impressionnante – c’est ce que la notoriété et la célébrité font de nous, qui enferment jusqu’aux plus perspicaces d’entre nous dans des carcans solipsistes infantiles, où nos désirs endogènes sont comme immédiatement transformés en réalités palpables, la vie se présentant alors comme un buffet à volonté, un all-inclusive permanent.

De façon plus subtile, Lydia Tár se mouvera entre cette omnipotence et un lent acheminement vers la folie. Et cette folie, comme pour le personnage de Pekish dans „Castelli di Rabbia“ d’Alessandro Baricco, se manifestera d’abord par un détraquement sonore du réel – la nuit, des bruits étranges la réveillent –, avant que cette perte de la mélodie du réel ne s’en prenne aussi aux autres sens.

Alors que l’étau se resserre lentement au bout des premières deux heures pendant lesquelles le film instille avec tranquillité son ambiance anxiogène, sa dernière partie rappelle quelque peu, dans ses séquences réalistes où Lydia se fait lyncher médiatiquement, „Le voyant d’Étampes“ d’Abel Quentin, là où d’autres plans nous plongent dans un imaginaire de plus en plus lynchien, Field faisant alors appel à cette hésitation fantastique toute todorovienne où l’on finit par ne plus distinguer réel et cauchemars.

Entre le portrait hagiographique qui a pour but principal de maintenir le status quo d’un microcosme n’ayant de cesse d’engendrer des stars accros à la célébrité et les scandales minables qui se propagent comme une trainée de poudre sur les réseaux sociaux, nouveaux juges d’une époque où la vendetta personnelle a remplacé les jugements de la justice, qui ne viennent dès lors plus que condamner (peut-être) une personne déjà laissée pour morte depuis longtemps, le film de Field trace sa propre voie, où les biographèmes sont autant de pièces de puzzle rassemblées par Lydia Tár, personnage qui montre à quel point nous tous restons opaques – aux autres, mais aussi et surtout, à nous-mêmes.

„Tár“ de Todd Field, 158 min., à l’Utopia

4/5
4/5