ThéâtreDe „L’Amour médecin“ à „L’Avare“ : Molière reloaded

Théâtre / De „L’Amour médecin“ à „L’Avare“ : Molière reloaded
Sganarelle (Edouard Montoute) et Lucinde (Martine Schambacher) Photo: Caroline Bottaro

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Le Grand-Duché du Luxembourg connaît un mois de novembre moliéresque, ce qui constitue un plaisant contre-point à la morosité qui lui est traditionnellement associée. Le public a en effet l’opportunité de voir „L’Amour médecin“ de Jean-Louis Martinelli, qui s’est joué au Théâtre d’Esch (du 8 au 9 novembre) ainsi que „L’Avare“ d’Olivier Lopez, qui se donnera au Kinneksbond de Mamer (du 29 au 30 novembre). Molière l’éternel est donc à l’honneur, ce qui n’est sans faire s’interroger le spectateur sur la pérennité et l’actualité de ce dramaturge du Grand Siècle.

Molière est à la comédie ce que Shakespeare est au drame. Il pousse le comique jusqu’au point où il se confond avec le tragique dans l’absurde, comme Shakespeare pousse le tragique jusqu’à la dérision. Le théâtre occidental est donc bien un monstre à deux têtes, l’une de ces têtes parle anglais, l’autre français. Toutes les deux parlent universel.

Alfred Simon,  „Molière, une vie“, 1988

Qu’on déplore le fait ou qu’on le salue, le nom de Molière ne laisse personne indifférent. Ce dernier renvoie à un cortège de noms, d’associations, de dates, d’événements. Molière fait partie du patrimoine culturel et littéraire français. Il appartient au „roman national“, qu’il s’agisse du „génie“ (au sens de manière d’être unique et irremplaçable) français ou de la langue française. Molière, sa puissance comique, le brio de ses répliques faisant mouche, la profondeur de ses comédies de mœurs et de caractère, l’intemporalité des types universels de personnages qu’il brosse avec un talent qui n’appartient qu’à lui, etc. sont chevillés aux programmes scolaires ainsi qu’aux programmations des théâtres d’hier et d’aujourd’hui: la ductilité et la dimension „transcontextualisable“ de ses pièces sont mises en relief par „L’Amour médecin“ (comédie-ballet de 1665 en trois actes, centrée sur les thèmes de la figure paternelle déjouée et de la satire de la médecine) et par „L’Avare“ (comédie de caractère de 1668, fondée sur la dénonciation de l’ordre patriarcal, la cruauté et le déni des aspirations de la jeunesse ainsi que sur le sempiternel thème de l’argent et ses inévitables dérives).

Expérience performative

Conçu initialement comme un divertissement royal, „L’Amour médecin“ est une comédie s’appuyant sur deux thématiques récurrentes dans le théâtre de Molière, le mariage forcé/contrarié et la critique de la médecine. Cette comédie-ballet devient, sous l’égide artistique de Jean-Louis Martinelli, à la fois une comédie médicale et une sorte de comédie musicale. Ce metteur en scène, désireux, par la mise en place de formats courts d’une heure, d’aller à la recherche d’un public nouveau, cherche à renouveler l’approche de l’univers du théâtre en ce sens qu’il fait bouger les lignes, n’hésite pas à prendre quelques libertés avec le texte, décoiffe le spectateur en plaçant sous ses yeux un décor très dépouillé et en remplaçant la musique de Jean-Baptiste Lully par des sons électro ou rock’n’roll – la dimension visuelle étant par ailleurs essentiellement prise en charge par les costumes de Christian Lacroix. Il fait donc de „L’Amour médecin“ une expérience théâtrale performative nourrie notamment de scènes dans lesquelles différentes formes de comique s’entrechoquent, pour le plus grand plaisir d’un public conquis par cette recherche expérimentale destinée à valoriser la puissance comique de Molière.

Sganarelle (incarné par Edouard Montoute) est devenu un veuf bourgeois doublé d’un père possessif et avare. Refusant d’entendre le désir de mariage de sa fille Lucinde (interprétée par la facétieuse et pétillante Elisa Kane), il souhaite la guérir de la maladie qu’elle simule en faisant appel à quatre médecins (que jouent les espiègles Michel Melki, Bernard Nissile, Hammou Graia et Alexandre Soulie), dont l’ignorance crasse n’a d’égal que leur tyrannique charabia médical. Lucinde peut-elle être guérie par des saignées et des lavements? Que nenni, seul l’amour pourra la remettre sur pied! La truculente servante de Lucinde, Lisette (à laquelle Martine Schambacher donne une épaisseur comique indéniable), propose un médecin hors norme qui n’est autre que Clitandre (le convaincant Arthur Oudot), déguisé et tout disposé à épouser celle qu’il aime. Le mariage semble guérir Lucinde ; Clitandre feint d’épouser cette dernière, le père signe, mais le notaire est bien réel … La farce est jouée! Dans cette mise en scène de Jean-Louis Martinelli, où les comédiens chantent et dansent de façon entraînante, le rire est le grand vainqueur! Il irrigue, pour le plus grand bonheur des spectateurs, les affrontements des uns et des autres, les extravagances foutraques du pseudo-corps médical, les cris et les mimiques de celles et ceux qui s’aiment ou qui souffrent!

„L’Avare“, qui se jouera les 29 et 30 novembre au Kinneksbond, s’inscrit dans la même perspective de redynamisation de ce chef-d’œuvre de Molière, sous-tendu par les thèmes (de l’obsession) de l’argent et du mariage contrarié (par les projets contraires d’un père ultra-autoritaire interprété par Olivier Broche). Le spectateur découvrira ainsi notamment le personnage de Cléante (interprété par Gabriel Gillotte), qui se présente sur scène dans un accoutrement d’une originalité frisant l’extravagance. L’allure de cet homme très dépensier tranche nettement avec celle des autres personnages, plus sobres, mais non moins dépareillés. Sa sœur, Elise (Margaux Vesque), arbore un tailleur conventionnel. Maître Jacques (Stéphane Fauvel), le cuisiner, est, quant à lui, paré d’un habit correspondant aux codes vestimentaires de l’époque. Harpagon, pour sa part, porte un costume bleu marine et une chemise blanche, dans un style contemporain et on ne peut plus classique.

Le public se réjouira aussi de faire la connaissance des rôles secondaires, interprétés avec esprit et finesse par Marine Huet, délicieusement drôle en La Flèche (valet de Cléante) ou par Annie Pican, campant une Frosine désinvolte. Dans une mise en scène moderne et sobre (à l’instar de celle de Jean-Louis Martinelli), Olivier Lopez fait (re)découvrir au public les vers, toujours aussi brillants que mordants, de „L’Avare“. Ce qui frappera certainement l’esprit du spectateur est le fait que dans cette interprétation où le sombre le dispute au drôle, l’impertinent à l’innovant, les comédiens restent en tension tout au long de la pièce. Harpagon, du père conservateur qu’il était, devient un capitaliste cupide et sans scrupule, prêt à tout pour s’enrichir, ne respectant rien ni personne, se moquant de la santé, de la famille, des travailleurs, de la jeunesse et même de la mort! En définitive, cette revisitation de la très célèbre comédie de Molière renvoie aux relations intergénérationnelles et aux multiples zones de frottement existant entre tradition et modernité, catégories qui structurent par ailleurs l’ensemble du texte. Du XVIIe siècle à notre époque, la dialectique entre conformisme et désir d’émancipation (abordée sur un mode à la fois humoristique et réflexif) continue à se jouer … entre autres au Kinneksbond de Mamer!