L’histoire du temps présent: La Faim

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Le blocus maritime que lui a imposé l’Angleterre a joué un rôle décisif dans l’écroulement du Reich en novembre 1918. Occupé par des troupes allemandes le Luxembourg a aussi connu la faim. L’expérience des privations et de l’inflation, en rendant insupportable la situation des ouvriers, a finalement hâté la formation d’un Etat-nation luxembourgeois.

De Vincent Artuso

Voilà tout juste 100 ans, le Reich allemand s’écroulait. Quatre années de guerre et juste un peu plus d’une semaine de révolution étaient venues à bout de l’ordre bâti par Bismarck. Le 3 novembre 1918, les marins basés à Kiel s’étaient soulevés, lançant un mouvement qui avait fini par se propager dans toute l’Allemagne. Des maisons qui régnaient depuis le Moyen-Age, Hohenstaufen, Wittelsbach, Wettin, se sont écroulées du jour au lendemain, abandonnant le pouvoir aux sociaux-démocrates.

Il s’agissait là d’une véritable révolution, d’un changement radical et irréversible. Pourtant, une fois passée la brutale accélération de l’histoire qui l’avait enfantée, les élites politiques, militaires, administratives et industrielles du Reich, profondément hostiles à la République de Weimar ont forgé la légende du coup de poignard dans le dos. Selon ces milieux, seule la trahison des Juifs et des Rouges pouvait expliquer la défaite d’une armée présentée comme invaincue.

En réalité cette armée reculait irrémédiablement depuis l’échec de ses offensives de l’été 1918. Les institutions, en apparence si solides, du Reich n’avaient quant à elles pas résisté à l’épreuve de la guerre. Et surtout, les Allemands étaient épuisés. Le blocus imposé par la marine britannique avait peu à peu étouffé les empires centraux. Tout avait fini par manquer, aussi bien les matières premières nécessaires à la poursuite de la guerre que les denrées indispensables pour la population.

En décembre 1918, le Reichsgesundheitsamt estimait que près de 760.000 Allemands avaient succombé à la famine. C’est donc l’expérience de la faim qui a fait basculer le destin des empires centraux et celui des territoires qu’ils occupaient, parmi lesquels le Grand-Duché de Luxembourg; la faim qui obsédait les individus, a déchiré la société et l’a contrainte à se moderniser dans la douleur.

Le ras-le-bol ouvrier

Les troupes allemandes ont envahi le Luxembourg au mois d’août 1914. Dès le début de l’occupation, l’importation de denrées essentielles a été compromise. De mauvaises récoltes ainsi que la présence de quatre à cinq mille soldats allemands ont encore aggravé la situation alimentaire. En l’espace de quelques mois les prix se sont envolés. Ceux du blé et des pommes de terre ont été multipliés par deux, ceux des haricots, des petits pois, des lentilles par trois.

Se nourrir était devenu la principale préoccupation. „Unser Interesse für die Schlachten, die nicht vom Fleck kommen, ist das Interesse von Achselzuckern, die Kartoffeln sind uns näher“, écrivait alors Batty Weber. La faim qui éreintait les organismes, tourmentait aussi les âmes et creusait des fossés profonds entre producteurs et consommateurs, ruraux et citadins, paysans et ouvriers.

Ces derniers étaient d’autant plus en colère qu’ils gagnaient moins tout en travaillant plus pour une industrie sidérurgique qui profitait grandement des besoins de l’effort de guerre allemand. Le député socialiste Jhang Schortgen, le premier ouvrier élu à la Chambre des députés, en 1914, s’y était fait le porte-parole de la souffrance quotidienne de la population du Bassin minier:

„Die Leute ziehen tagtäglich von Tetingen nach Kayl, um ihr Viertelpfund Butter zu bekommen, das ihnen reglementsmäßig zusteht; sie kommen um 2 Uhr mittags nach Kayl, da heißt es: es ist keine Butter für Tetingen da. Sie warten manchmal bis abends 8 Uhr, wo dann einige Kisten ankommen und verteilt werden. Ich frage sie, meine Herren, ist das zulässig, dass eine Arbeiterfrau, die ein paar kleine Kinder zu Hause hat, von mittags 2 bis abends 9 Uhr in Kayl warten muss, um ein Pfund Butter zu bekommen?“

La fin du laisser-faire

Aux premiers temps de l’occupation, Schortgen essayait encore de convaincre. Son parti appartenait alors au Bloc des Gauches, une alliance entre sociaux-démocrates et libéraux qui reposait sur l’idée que le capitalisme pouvait être réformé. Mais au fil du conflit, cette conviction s’est peu à peu effritée.

Premièrement parce que le gouvernement avait déjà abandonné son traditionnel „laisser-faire“ en matière économique. Par le vote de la loi du 15 mars 1915 la Chambre des députés lui avait accordé des pleins pouvoirs – des pouvoirs dictatoriaux selon l’opposition – qui lui permettaient notamment de réquisitionner des récoltes, de fixer les prix, de rationner certaines denrées alimentaires ou d’en interdire l’exportation.

Le gouvernement avait aussi entrepris des démarches auprès des Etats-Unis pour que le Luxembourg puisse, comme la Belgique, profiter d’une aide alimentaire américaine. Les Britanniques qui doutaient de la neutralité du Grand-Duché et lui reprochaient de faire tourner ses usines au service du Reich, ont cependant fait en sorte de faire capoter les négociations.

Cela n’a eu pour résultat que d’approfondir la dépendance vis-à-vis de l’occupant. En novembre 1916, le Grand-Duché scellait un accord secret avec le Reich. Les Allemands s’engageaient à approvisionner le Luxembourg à condition que celui-ci „allège“ sa législation sociale. En clair Berlin était prêt à nourrir les Luxembourgeois à condition que les mineurs et les ouvriers augmentent leurs rendements.

La naissance du mouvement ouvrier

En septembre 1916, Schortgen prit la parole à la Chambre pour fustiger les maîtres de forge qui accumulaient les profits et exprimer le ras-le-bol des ouvriers. Son intervention aux accents de lutte des classes annonçait la rupture prochaine:

„Es gibt in jeder Gesellschaft welche, die stehlen wollen, und da brauchen Sie nicht gleich durchblicken zu lassen, als ob es immer die Armen seien, die stehlen. […] Auf den Reichen wird sehr selten der Stein geworfen. Er drückt sich am Gesetz vorbei, und dann heißt es von ihm später, er sei ein tüchtiger Mann gewesen, obgleich er so gut gestohlen hat wie der andere, der sich vom Hunger getrieben, aus fremdem Acker einen halben Sester Kartoffeln holt. […] Das ist das Prinzip in unserer heutigen Gesellschaft. Das ist noch lange keine Ehre für die heutige Gesellschaft, und es beweist, dass die Sozialdemokraten vollständig Recht haben, wenn sie sagen, die bürgerliche Gesellschaft von heute habe sich überlebt. Das System wenigstens ist falsch und krank.“

A l’automne 1916, les premiers syndicats ouvriers voyaient le jour. Quelques mois plus tard, après la démission du gouvernement d’unité nationale, qui scellait la fin du Bloc des Gauches, ils passaient à l’offensive, organisant la première grève massive de l’histoire du pays. Le 31 mai 1917 des milliers d’ouvriers défilèrent dans les rues d’Esch pour manifester contre l’écroulement de leur pouvoir d’achat.

Le mouvement fut réprimé par les Allemands mais pas étouffé. Le 10 novembre 1918, après le départ de l’armée d’occupation, un Conseil d’ouvriers et de paysans était créé à Esch et la République proclamée. Face à cette agitation, le patronat devait céder à certaines revendications de longue date des ouvriers, notamment l’instauration de la journée de huit heures.

Dans les années suivantes, le mouvement allait connaître des revers. Au moins était-il lancé. Le Luxembourg ne pouvait plus se contenter de se considérer comme une société agraire. Il ne pouvait plus non plus se permettre d’ignorer les doléances des ouvriers. En exacerbant leur situation, la guerre a en fin de compte accéléré leur intégration, par le parachèvement, dans les années 1930, de l’Etat-nation.