Les retraites: un enjeu de société fondamental (1)D’une réforme à l’autre

Les retraites: un enjeu de société fondamental (1) / D’une réforme à l’autre
  Photo: Editpress/Didier Sylvestre

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La réforme des retraites figure une nouvelle fois à l’ordre du jour politique au Luxembourg. C’est une réforme où le débat a tendance à privilégier les enjeux techniques, où les variables pullulent et où statisticiens et actuaires s’investissent à cœur joie, alors que la plupart des hommes et femmes politiques semblent figés dans un raisonnement à voie unique. Or, sans vouloir nier l’importance évidente de l’analyse mathématique dans ce domaine, n’empêche que la réforme des retraites touche surtout à des choix de société fondamentaux. Dans ce premier article d’une série de cinq, il s’agira de rappeler les mesures de la réforme de 2012 pour passer ensuite au projet annoncé par la ministre de la Sécurité sociale du gouvernement CSV-DP.

Les mesures de la réforme des pensions de 2012 (gouvernement CSV-LSAP)

Il faut relever les trois mesures essentielles de la loi du 21 décembre 2012.

1. Au niveau du montant de la pension suivant l’année de la retraite

Pendant la période 2013 à 2052, le taux des majorations proportionnelles qui s’appliquent aux revenus cotisables pendant la vie professionnelle est progressivement réduit de 1,85% à 1,60%, en fonction de l’année de la retraite. Même si parallèlement, le taux des majorations forfaitaires qui donnent lieu à la pension minimale après 40 ans de carrière est progressivement augmenté de 23,5% à 28%, cette augmentation ne compense nullement les pertes subies, puisque le montant auquel s’applique le taux est dérisoire par rapport à celui du taux proportionnel. Suivant les calculs de la Chambre des salariés, rien que par cette mesure, la réforme des pensions de 2012 fera baisser en 40 ans le niveau de retraite d’un salarié moyen de 12,7%. Depuis 2013, il faut déjà noter une baisse de 3,5%.1)

Le ministre de la Sécurité sociale de l’époque, Mars Di Bartolomeo, a évoqué une „retraite à la carte“ en suggérant de travailler trois années de plus pour compenser ainsi le manque à gagner en matière de pension de retraite. Un tel allongement volontaire de l’âge à la retraite – c’est bien de cela qu’il s’agit – n’est discutable que si certaines conditions sont remplies: préretraite progressive, formation continue, environnement favorable dans l’entreprise, amélioration des conditions de travail et de rémunération en général. Or, la politique des entreprises luxembourgeoises est tout autre: celles-ci encouragent souvent leurs salariés à prendre leur retraite dès l’âge de 57 ou même de 55 ans, pour les remplacer par des jeunes, à salaire moins élevé. Invoquer une augmentation de l’âge de la retraite, alors que la possibilité effective de travailler n’existe guère, équivaut à soutenir une réduction implicite des pensions. En plus, à défaut d’une réduction du temps de travail légal, l’allongement de l’âge de la retraite tendra à se solder par une augmentation du chômage des jeunes. A remarquer que cette conséquence ne semble pas inquiéter ceux qui insistent sur la nécessaire équité entre les générations.

Il faut aussi se demander, qui pourrait librement choisir?

– Probablement celles et ceux qui ont un travail intéressant et physiquement peu éprouvant; normalement, ce sont ceux-là aussi qui ont un bon salaire et qui percevront une pension élevée.

– Certainement pas celles et ceux qui sont usés par un travail physiquement et mentalement difficile; et non ceux-là non plus qui perdent leur travail à 55 ou 60 ans et qui ne retrouvent pas d’emploi!

2. Au niveau du mécanisme de réajustement à l’évolution des salaires réels

Suivant la même loi, le gouvernement examine tous les ans, s’il y a lieu de modifier l’adaptation des pensions à l’évolution des salaires réels. Cette adaptation se fait tous les ans via le „modérateur du réajustement“. Si celui-ci est égal à 1, les retraites sont adaptées à l’évolution des salaires réels; s’il est égal à 0, les retraites ne sont plus adaptées. La loi de 2012 a inséré dans la loi d’assurance pension un article 225bis, qui dispose que si le taux de la prime de répartition pure (= pensions payées x 100) / masse salariale cotisable) dépasse le taux de cotisation global (actuellement de 3×8=24%), le Gouvernement soumet à la Chambre des députés un rapport accompagné d’un projet de loi portant diminution du modérateur de réajustement à une valeur inférieure ou égale à 0,5 pour les années suivantes.

Un tel réajustement n’est nullement insignifiant! Si nous supposons par exemple qu’il intervienne à raison de moitié seulement dès 2024, voici les pertes que cela générerait pour un.e retraité.e, par rapport au salaire équivalent temps plein de la population de référence rien que jusqu’en 2030 (calculs: Chambre des salariés Luxembourg)2):

– 3.843 € de perte totale pour une petite pension mensuelle de 2.220 €, avec le modérateur fixé à 0,5; le ratio entre la pension et le salaire baisserait de 37,2% à 35,9%;

– 6.854 € de perte totale pour une pension mensuelle moyenne de 3.959 €, avec le modérateur fixé à 0,5; le ratio entre la pension et le salaire baisserait de 66,4% à 64,1%.

La CSL note dans sa Newsletter du 5 mai 2023: „Au bout d’une retraite de 25 ans, un retraité moyen aurait perçu entre 64.000 € et 123.000 € (euros constants d’avril 2023) de retraite en moins si le réajustement n’était pas intégral. La perte relative au salaire moyen serait d’ailleurs tout aussi importante. Aujourd’hui, la retraite moyenne d’une carrière au Luxembourg représente 64,6% du salaire moyen exprimé en équivalent temps plein; avec un modérateur à 0,5, ce rapport ne serait plus que de 57,1% et sans réajustement, il serait de 50,5%.“3)

Même si on n’en est pas encore là, étant donné que la prime de répartition pure reste bien inférieure au taux de cotisation de 24%, il faut retenir que le décrochage des retraites par rapport à l’évolution des salaires se trouve déjà inscrit dans le Code de la Sécurité sociale du fait de la loi du 21 décembre 2012.

Or un décrochage des retraites de l’évolution des salaires réels constitue un danger en matière de cohésion sociale: il bloque la participation des retraités au progrès technique, auquel ils ont pourtant contribué pendant leur vie active et il tend à accroître le taux de risque de pauvreté des résidents de plus de 65 ans, qui est passé de 6,1% en 2012 à 11,6% en 2022. Dès lors, une remise en question de l’article 225bis s’impose.

3. Au niveau de l’allocation de fin d’année

Toutes les personnes qui ont droit à une pension de retraite au 1er décembre obtiennent une allocation de fin d’année. Cette allocation, identique pour chaque retraité, s’est élevée fin décembre 2023 à 948,21 €.

Or, suivant l’article 219bis introduit par la loi du 21 décembre 2012, cette allocation serait abolie dès que le taux de cotisation global dépasserait 24%.

L’abolition de cette allocation vient en contradiction avec l’argumentation des protagonistes de la loi de 2012 quant à un renforcement de la pension minimale; logiquement, il aurait fallu pour cela fusionner l’allocation de fin d’année avec les majorations forfaitaires.

Il faut conclure que ces trois mesures, imposées par le gouvernement CSV-LSAP contre la résistance syndicale, ont considérablement détérioré le régime général d’assurance pension luxembourgeois. Dans sa note du 6 mai 2023, la Chambre des salariés a chiffré la moins-value en retraite subie en vertu de cette loi par un salarié moyen après 25 ans de retraite, entre 314.000 € (modérateur de réajustement fixé à 0,5) et 414.000 (modérateur de réajustement fixé à 0).4)

N’empêche que la nouvelle ministre de la Sécurité sociale veut poursuivre dans cette direction, et même accélérer le processus.

Le projet annoncé par la ministre de la Sécurité sociale Martine Deprez

Le sujet des pensions était absent de la campagne pour les élections législatives du 8 octobre 2023. N’empêche que l’accord de coalition CSV-DP déclare: „Le dernier bilan technique du régime d’assurance pension du 26 avril 2022 a fait ressortir que le taux de cotisation actuel de 24% (3×8%) sera insuffisant pour payer le volume des pensions annuelles à partir de l’année 2027. Une large consultation sera organisée avec la société civile sur la viabilité à long terme de notre système des retraites, ceci afin de trouver un consensus à ce sujet. L’assurance obligatoire restera le pilier central du système de pension. La possibilité d’une promotion accrue du deuxième et troisième pilier de prévoyance vieillesse sera analysée, notamment par une amélioration des allégements fiscaux. La déductibilité des dépenses spéciales et des charges extraordinaires sera rendue plus avantageuse et flexible, y compris le traitement fiscal des pensions vieillesse complémentaires.“

La nouvelle ministre de la Sécurité sociale s’est exprimée dans le même sens et a donné des détails dans différentes interviews, notamment celle parue au Lëtzebuerger Land du 5 janvier dernier.

Dans cette interview, elle a commencé par mettre en question la „retraite à la carte“ prônée par l’ancien ministre de la Sécurité sociale Mars Di Bartolomeo … : „Je n’ai pas de statistiques précises sur l’efficacité des incitations à travailler trois ans de plus. (…) Je ne suis pas sûre que les personnes exerçant des professions physiquement pénibles et soumises à un stress important travailleraient volontairement trois ans de plus pour avoir 200 ou 300 euros de plus par mois dans leur pension.“5)

… pour ensuite mettre en avant le renforcement du financement privé: „Le deuxième pilier, les pensions complémentaires d’entreprise, mais aussi le troisième, les contrats de prévoyance vieillesse privés, doivent jouer un rôle plus important.“6)

Le ton est donné par l’ancienne présidente de l’UGDA – et il ne sonne pas bien! Si la nouvelle ministre met en question l’argumentation de l’ancien ministre LSAP, ce n’est pas pour proposer une solution socialement plus juste et adaptée, mais pour ouvrir plus largement la porte à la financiarisation du système de Sécurité sociale.

Et elle s’avance en même temps en direction d’un durcissement des mesures de la loi de 2012: „La suppression de la prime de fin d’année et la réduction de moitié de l’adaptation des pensions à l’évolution des salaires réels sont des mesures à court terme. Elles nous donneraient peut-être une année de marge de manœuvre. (…) Le gouvernement veut agir à plus long terme. La réforme de 2012 réduit les prestations pour les nouvelles pensions accordées d’environ 10 à 15 pour cent. Mais elle s’étale sur 40 ans. Elle ne sera pleinement effective qu’en 2052. J’envisage d’avancer cet effet à 2035, idéalement à 2032. (…) Il en résulte un effet d’économie sur les dépenses de retraite de près de 10% en 2032, au lieu de 2052.“7)

La nouvelle ministre voudrait donc accomplir en 2032 déjà et non en 2052, la réduction du taux des majorations proportionnelles de 1,85% à 1,60%, prévu via la loi du 21 décembre 2012. Cela conduirait à faire subir une réduction du montant initial de leur pension de l’ordre des 10% restants à tous les retraités endéans les dix prochaines années déjà, au lieu des 30 prochaines années.

Son argumentation, qui rejoint celle de l’urgence et du catastrophisme maintes fois promue par les Chambres professionnelles patronales et par l’OCDE, ne tient pourtant pas la route si l’on se réfère aux derniers pronostics de l’IGSS8) et au niveau très important de la réserve de compensation, qui suivant l’article 238 du Code de la Sécurité sociale, doit être supérieure à 1,5 fois le montant des prestations annuelles. En effet:

– La prime de répartition pure (= (pensions payées x 100) / masse salariale cotisable) a évolué comme suit:

2012: 19,40%

2015: 21,90%

2021: 21,75%

2022: 21,89%.

– La réserve de compensation affichait:

* 12,64 milliards € en décembre 2012 (= 3,90 fois le montant des prestations annuelles)

* 16,54 milliards € en décembre 2015 (= 4,37 fois le montant des prestations annuelles)

* 26,09 milliards € en décembre 2021 (= 5,16 fois le montant des prestations annuelles)

* 24,54 milliards € en décembre 2022 (= 4,29 fois le montant des prestations annuelles)

A noter qu’en 2022, le Fonds de compensation a fait une perte nette de 3,15 milliards d’euros, due à des performances négatives, tout aussi bien sur les marchés des actions que des obligations.

A l’occasion du bilan technique de février 2022, de nouveaux calculs ont été effectués sur la base d’hypothèses macroéconomiques révisées à la baisse. Le tableau suivant résume les hypothèses successives de 2016, 2018 et 20229):

Il convient bien entendu de garder à l’esprit les calculs à long terme de l’IGSS et de tenir compte d’une diminution probable de la croissance économique et de l’emploi et des nouvelles projections démographiques couvrant la période 2015-2070. Mais il faut en même temps considérer la stabilité du système actuel, la réserve importante (pourquoi existerait-elle, sinon pour servir d’amortisseur?), rester conscient du caractère tout relatif des prévisions à long terme et réfléchir aux multiples moyens d’adaptation, y compris aux sources de financement.

Cela d’autant plus que le rapport de 2022 assume un équilibre du système actuel jusqu’au début des années 2040, en dépit d’hypothèses plus strictes du scénario de base, (le scénario du Statec – plus favorable – prolongeant l’équilibre de deux années): „ … le taux de cotisation global actuellement en vigueur de 24% garantit l’équilibre financier du régime général jusqu’en 2041 dans le scénario de base et jusqu’en 2043 dans le scénario Statec.“10)

Comme boutade, on peut dire que des projections au-delà de 30 ans appartiennent au domaine de la science-fiction plutôt qu’à la catégorie de l’étude scientifique!

Les auteurs du GT Pensions de l’IGSS, instauré en vertu de la loi de 2012, sont d’ailleurs conscients que „Les projections à long terme sont caractérisées par de grandes incertitudes et les hypothèses retenues ne seront peut-être pas, ou ne seront presque certainement pas réalisées“ et qu’„au vu des scénarios proposés par l’IGSS, l’on constate que la réalité a été nettement plus favorable que le scénario le plus optimiste“.11)

Cette grande incertitude se fait même jour à court terme. Ainsi en 2012, l’IGSS avait estimé que la prime de répartition pure dépasserait en 2018 le taux de cotisation global de 24%; en 2016, elle annonçait le point de rupture pour 2023 et en 2018, elle tablait sur 2024.

La dernière annonce date de février 2022 – présageant le dépassement en 2027.

L’épuisement de la réserve a été annoncé pour 2034 dans le bilan de l’IGSS de 2012, pour 2041 dans le bilan actualisé de 2018 et pour 2047 dans le bilan de 2022.

Compte tenu de tout cela, le zèle affiché par la nouvelle ministre de la Sécurité sociale à réformer substantiellement le financement du système de pension via une plus forte financiarisation du régime et un durcissement des mesures de la loi de 2012 est peu plausible. On peut se demander si elle n’agit pas sous l’impulsion des Chambres patronales et de l’UEL, qui militent en direction d’une réforme rapide.

À remarquer pourtant qu’à certains égards, la ministre semble aussi sortir des chemins battus. Encore faudrait-il que ces changements aillent dans le bon sens, et de manière conséquente!

Faire barrage au renforcement des 2e et 3e piliers tout en mettant en question les mesures de la réforme de 2012 devra être un premier objectif pour les défenseurs du système d’assurance-pension actuel; développer une politique de Sécurité sociale au service de la société tout entière, un deuxième.

Les articles qui suivront aborderont les propos de la nouvelle ministre dans l’interview du Land du 5 janvier 2024 et présenteront des réponses. En voici les titres: „Le coup de baguette magique du financement privé des retraites“, „La hantise d’un poids démesuré du régime général de pension public“, „Pour un financement élargi des pensions“, „Des propositions progressistes – à développer de manière conséquente“.


Guy Foetz est économiste
Guy Foetz est économiste Photo: Editpress/Fabrizio Pizzolante

1) CSL, Econews no 6, mai 2023

2) ibid. (1)

3) ibid. (1)

4) ibid. (1)

5) Version originale dans l’interview du 5 janvier: „Ich habe keine genauen Statistiken, ob die Anreize, 3 Jahre länger zu arbeiten, auch funktionieren. Ob Menschen in körperlich anstrengenden Berufen und unter viel Stress freiwillig 3 Jahre länger arbeiten würden, um monatlich 200 oder 300 Euro mehr in der Rente zu haben, bin ich mir nicht sicher.“

6) Version originale: „Der zweite Pfeiler, die betrieblichen Zusatzrenten und auch der dritte, die privaten Altersvorsorgeverträge, müssen eine größere Rolle spielen.“

7) Version originale: „Die Streichung der Jahresendzulage und die Halbierung der Rentenanpassung an die Reallohnentwicklung sind kurzfristige Maßnahmen. Sie würden uns vielleicht ein Jahr Spielraum geben. Die Regierung will auf längere Sicht agieren. Die Reform von 2012 senkt die Leistungen für neu gewährte Renten um rund 10 bis 15 Prozent. Doch das zieht sich über 40 Jahre hin. Voll wirksam wird es erst 2052. Ich stelle mir vor, diesen Effekt auf 2035, im Idealfall auf 2032 vorzuziehen. Daraus ergibt sich der Einspareffekt bei den Rentenausgaben um knapp 10% im Jahr 2032, statt 2052.“

8) IGSS, Bilan général, février 2022

9) ibid.(8), p. 44

10) ibid.(8), p. 62

11) Rapport du groupe de travail pensions, 16/05/2018, p. 18