Les égouts de la vie

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„Toutes les vies à la fois“: telle est l’ambition de Régis Jauffret qui, un peu plus de dix ans après le premier volet, revient avec le cru 2018 de ses Microfictions, où il raconte, en 1.000 pages et 500 nouvelles de moins de deux pages chacune, avec une plume âcre, sardonique, blanche et impitoyable, des fragments d’existence d’une humanité violente, dépressive, cruelle, vide d’affect et d’empathie. S’il faut s’accrocher pour endurer tant de noirceur, il faut saluer la persévérance de l’auteur tout comme les enclaves lumineuses, plus souvent dues au style de l’écrivain qu’au contenu de ce qu’il évoque.

Une femme qui oppose aux psychiatres inconditionnels du bonheur les bienfaits de la dépression et l’angoisse; un auteur ami de l’écrivain fasciste Brasillach qui tombe progressivement dans l’oubli jusqu’à ce que son nom, un jour, soit effacé du dictionnaire où l’année précédente il se trouvait encore; une vigile de supermarché au cœur froid qui écrit des romans en temps libre; un couple qui gagne au loto et dilapide son gain en quatre mois, une serveuse qui bosse au bar d’un Hilton et qui renverse un thé brûlant sur Hillary Clinton qui prend sa revanche en lui crachant dessus; un rapport anonyme sur une famille tout en bas de l’échelle sociale et que l’on cherche à dévoyer du genre humain; un couple divorcé qui reste à vivre ensemble dans un petit appartement faute de sous; une femme alcoolique enceinte jusqu’au cou et qui s’accroche à une bouteille de tequila; un gamin qui, parce qu’il s’ennuie en villégiature avec sa famille, amène celle-ci en guerre de Syrie; une chômeuse quinquagénaire qui prostitue son „joli brin de mari“; une amante qui cache l’existence de son fils parce que son partenaire déteste ses enfants: tels sont quelques-uns des destins de ces microfictions qui constituent la suite du premier tome que vient de publier Régis Jauffret.

Et puis, pullulent dans ces microfictions millésime 2018 des chômeurs, de la violence domestique, des histoires de violence, de domination sexuelle et de baise fatiguée, des couples qui s’ennuient de soi-même et de l’autre quand ça n’est pas les deux, de la misère sexuelle à faire ramollir un Houellebecq, des amours qui, rarement, éclosent et, plus fréquemment, périssent, des meurtres en veux-tu en voilà, un bouquet rouge sang d’assassinats de tous genres, un cumul numériquement impressionnant d’infanticides, de matricides, de parricides, d’homicides et, surtout, de suicides: l’humanité telle que la décrit Jauffret au cours de son deuxième volet des Microfictions est une espèce en voie d’abrutissement, une race violente propice à la haine, au déchaînement des violences.

Le personnage de Jauffret est souvent lassé de tout, éreinté par une société qui l’exploite, fatigué même par le vice et la cruauté, au bout desquels pointe souvent la tentative du suicide – innombrables sont les défenestrations volontaires dans ces courts récits, nombreux sont les personnages qui, crées en début de fiction, meurent au cours d’une page, et s’ils s’effacent assez vite de nos esprits, c’est un effet voulu par Jauffret qui, cumulant exactement 500 histoires de vie banales et extraordinaires en 1.000 pages, répétant donc cet exploit déjà réalisé en 2007 avec le premier volet des Microfictions, n’accordant jamais plus qu’une page et demi à une vie entière ou un fragment de vie souvent traumatique, nous fait voir le peu de valeur de nos existences individuelles dans la jungle des vies humaines.

Et notre narcissisme, notre nombrilisme de prendre un coup puisque les hommes, comme le montre Jauffret, sont redondants jusque dans la dépression et le malheur, qui est, chez cet auteur, la chose la mieux partagée du monde.

Ainsi, le narrateur d’„Effrayer les chats“, irrité déjà que sa campagne ait préparé un pique-nique si rassis que la famille est obligée de s’arrêter au restau-route où „les gosses courent partout“, se demande „pourquoi mes parents ont pris la peine de m’inventer si c’était pour me retrouver entre Blois et Saint-Nazaire à m’apercevoir que je n’aime ni mes gosses ni ma femme ni mon travail ni ma vie“, constat désolant qui aboutit sur des envies de meurtre („Me vient à l’esprit l’idée de m’arrêter à une station, largement mouiller l’habitacle avec de l’essence et d’immoler tout ce petit monde par le feu“) irréalisées, puis sur un viol que lui fait subir sa femme et qu’il dénonce à la police, qui lui raccroche au nez en rigolant (tout ça en moins de deux pages).

Vous trouvez ça un peu sombre? Sachez qu’un tel condensé de violence, de fatigue existentielle se répétera dans mainte de ces nouvelles, et que celle que je viens d’évoquer est loin de l’apogée de cradeur humaine.

Le slogan de cette suite des microfictions de Jauffret – toutes les vies à la fois – est quelque peu trompeur puisque, plus que d’y voir un échantillonnage véritablement varié de l’humanité contemporaine, l’on y voit surtout surgir encore et encore, dans un ressassement parfois impressionnant, parfois rébarbatif, les obsessions d’un auteur qui depuis une décennie maintenant s’est spécialisé à romancer les faits divers les plus atroces, comme en témoignait une trilogie sombrement naturaliste où Jauffret romançait entre autres la vie de Josef Fritzl („Claustria“, 2012) ou encore l’affaire DSK („La ballade de Rykers Island“, 2014).

Raison pour laquelle l’on risque à la fois de se délecter – au vu de l’inventivité et du niveau stylistique de certaines microfictions – et de se détourner – au vu de la redondance, de l’âpre indifférence et de la noirceur de l’ensemble – du gros recueil qui prolonge quelque peu l’ambition d’un Pérec, puisqu’il extrapole l’ambition d’une description totale d’une strate du monde que poursuivit celui-ci dans „La vie, mode d’emploi“ tout en lui donnant une impulsion contemporaine, une cruauté accrue, un naturalisme plus prononcé.

„Ebranler la réalité“

Pourtant, la fantaisie de Jauffret, ses loufoqueries dont son „Univers, univers“ portait l’empreinte, ne sont pas tout à fait absentes de la noirceur poisseuse de ces fictions puisqu’au milieu de cette prose souvent âpre, minimaliste, laconique, qui égrène des actes quotidiens et barbares sans sourciller verbalement (c’est cette juxtaposition dénuée de l’atroce au banal qui rend malaisé quoique fluide la lecture de cette prose pessimiste), surgissent parfois des moments de délicatesse stylistique. Comme quand un chômeur dit, à cause de son désœuvrement, essayer de devenir fou afin d’„ébranler la réalité, cette condamnation sans appel“ et qu’il se met à évoquer le réel sous l’angle de métaphores incongrues: „Quand je me suis redressé, le soleil m’a ébloui. On me balançait la lumière de ce grand projecteur en pleine gueule pour me photographier d’une autre planète. On ferait de moi un chômeur célèbre dans toute la galaxie. Un paquet de nuages a brutalement interrompu ma carrière d’extraterrestre.“

Ce sont d’ailleurs souvent les personnages fous ou ivrognes qui s’adonnent le plus à cette poétisation du monde qui contraste avec l’aridité verbale et imaginative de ces autres personnages de cadres, de fonctionnaires ou d’aristocrates qui, invariablement, veulent que leur fils devienne ingénieur, quand ils ne cherchent pas à tout point à rendre médiocre un fils trop intelligent: „Nous voulons son bonheur. Ce n’est certes pas dans la lumière qu’il le trouvera. L’humain est un insecte comme un autre, seuls les cafards les plus fous quittent leur terrier obscur pour s’aventurer au soleil où la première semelle venue les écrasera“ („Des fonctionnaires microscopiques“).

Ailleurs, la loufoquerie de Jauffret le pousse à s’adonner à des univers légèrement surréels, à créer de subtiles anticipations qui peignent un monde tel qu’il pourrait très bien encore prendre forme en 2018. Se forment des hyperboles satiriques d’un réel devenu à ce point saturé en hystérie que les fictions de Jauffret, aussi cruelles qu’elles soient, reflètent assez justement notre époque. Ainsi, dans „Famille en location“, une agence propose de louer enfants, partenaires et grands-parents à des solitaires qui ne souhaitent pas s’exposer aux risques d’un engagement relationnel à pleine échelle. „Fabrique de poupées“ donne un aperçu d’une entreprise de greffes assez particulière là où, dans „Dissimulée dans un oiseau préhistorique“, un couple se détériore parce que les partenaires ne partagent plus les mêmes rêves.

Dans „Démonstrations fabuleuses“, les enfants qui ne savent pas se comporter sont punis quantiquement et se trouvent envoyés dans une embouchure du temps pour atterrir alors n’importe où dans le temps et „De savoureux ananas qu’on cueille à l’arc“ décrit un faux restaurant végétarien qui obéit aux injonctions de la poésie de Charles Péguy.

Le procédé de la microfiction

Plus que la qualité de l’œuvre, que l’on appréciera en fonction du degré de noirceur que l’on est en mesure d’endurer, c’est le procédé même de la microfiction qui fascine, avec cette capacité, que nous avions évoquée quand nous parlions, il y a une semaine, de l’autofictif d’Eric Chevillard, de créer en l’espace d’à peine deux pages tout un univers sémantique, une façon de parler, des relations entre personnages qui se tissent et se dénouent.

Plus que le procédé de l’immersion fictionnelle, qui a été largement théorisé par des études littéraires ou cognitives sur le fonctionnement de la fiction, c’est de l’autre côté de la fiction, dans l’expulsion, que réside l’intérêt théorique de ces microfictions puisque non seulement le lecteur doit s’accoutumer toutes les trois ou quatre minutes à un nouveau monde fictionnel, relié aux autres seulement par ses sujets communs, mais qu’il en est éjecté tout aussi rapidement (ce qui est rendu plus facile par les dénouements souvent radicaux, qui font que, puisque la plupart des protagonistes sont morts, l’on se demandera plus comment leur vie aurait pu se prolonger si l’auteur avait décidé d’en tirer plus), le passage en revue d’un nombre élevé d’existences fictionnelles à peine frôlées édulcorant son sens de l’empathie, l’émoussant comme nous sortons de plus en plus refroidis quand nous lisons toute la misère du monde dans les journaux ou sur les réseaux sociaux.
Par manque d’investissement empathique durable et à cause de la cruauté de maint personnage, Jauffret met en crise le fondé empathique et même cathartique de l’entreprise fictionnelle. C’est certes souvent glauque, mais c’est assez rare et bien écrit pour valoir la peine qu’on s’y attarde.