L’histoire du temps présentAux temps du choléra

L’histoire du temps présent / Aux temps du choléra
L’épidémie du choléra en 1866 a fait 3.500 morts au Luxembourg Photo: Wikipedia

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Dans la phase de globalisation qui a suivi les guerres napoléoniennes, une pandémie partie d’Asie s’est étendue à travers le monde. Le Luxembourg n’a pas été épargné. Le choléra s’y est abattu en plusieurs vagues, la plus meurtrière étant celle qui, en 1865-66, a tué presque 2% de sa population. Cette épreuve a profondément marqué la société, accéléré la disparition de l’ancien monde, et hâté la modernisation du pays.

Dans un sens, c’est au 19e siècle que le Luxembourg est sorti du Moyen-Âge. Une série de révolutions l’ont alors métamorphosé. Elles étaient de nature politique, économique ou éducative mais aussi sanitaire. La manière dont l’Etat et la société ont réagi aux épidémies de choléra ont ainsi accéléré la transition vers la modernité.

Ces épidémies nous sont connues par diverses sources conservées dans les archives communales ou nationales, mais aussi à travers les compte-rendus de médecins – par exemple la synthèse statistique de Jean Théodore Wurth sur l’épidémie de 1832 ou les rapports de Pierre Schmitt et de Jean-Baptiste Bivort sur celle de 1865-66. Le biologiste et historien des sciences Jos Massard s’est tout particulièrement intéressé à ces sources. Cette chronique est en partie basée sur son œuvre.

La peur bleue

Le choléra est une maladie infectieuse qui provoque de fortes diarrhées, parfois des vomissements. Le malade se déshydrate à une vitesse dangereuse. Quand elle n’est pas traitée, la maladie mène à la mort dans 20 à 70% des cas. Ses symptômes sont observés depuis des siècles dans la vallée du Bengale, mais le choléra était inconnu en dehors du sous-continent indien jusqu’à ce qu’éclate la première pandémie – c’est-à-dire la première épidémie transcontinentale –, au début du 19e siècle.

Des voies maritimes et terrestres, plus rapides, plus sûres, facilitèrent la progression de la maladie. En 1817, elle s’étendit à travers l’Asie et jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique. En 1828, elle avait atteint l’Oural. En avril 1830, elle faisait ses premières victimes à Moscou et en août 1831 à Berlin. A partir des côtes de la Baltique, elle gagna Londres, en février 1832. Un mois plus tard, elle était à Paris où l’écrivain allemand Heinrich Heine décrivit le début de l’épidémie:

„Cette infection était attendue avec d’autant plus d’insouciance que, d’après les nouvelles parvenues de Londres, elle tuait relativement peu de personnes. […] Son arrivée fut officiellement annoncée le 29 mars, et comme c’était le jour de la Mi-Carême et que le temps était ensoleillé et agréable, les Parisiens se baladaient joyeusement sur les boulevards, où l’on voyait même des masques, dont les traits grotesques et grimaçants, se moquaient de la peur du choléra et de la maladie elle-même. Le soir venu, les redoutes étaient plus fréquentées que jamais; les rires exubérants étouffaient quasiment la musique la plus forte, on s’échauffait pendant le chahut, une danse peu ambiguë, on avalait toutes sortes de glaces et autres boissons fraîches; quand soudain, le plus drôle des Arlequins sentit un trop grand froid dans ses jambes et retira son masque. A la stupéfaction de tous, un visage bleu-violet apparut. On se rendit vite compte que ce n’était pas une blague, et les rires cessèrent.“

Ainsi Paris découvrit la „peur bleue“. Six mois plus tard, le choléra avait tué 19.000 de ses habitants.

Epidémies de choléra au Luxembourg

Au Luxembourg, les premiers cas furent constatés en juin 1832. Cette première épidémie fit 400 morts. Deux autres, en 1849 et 1854, firent également quelques centaines de victimes. La plus meurtrière fut toutefois celle qui sévit entre l’été 1865 et novembre 1866. 8.000 à 10.000 personnes furent contaminées par la maladie et près de 3.500 en moururent, soit 1,8% de la population de l’époque.

L’épidémie avait atteint un premier pic au printemps 1866, emportant quelques centaines de personnes à Luxembourg, Diekirch et Echternach. Désorientés et impuissants, beaucoup cherchaient refuge dans la religion. Les saints, dont on implorait déjà l’intercession aux temps anciens de la peste, connurent une nouvelle popularité. La dévotion pour Notre-Dame de Luxembourg, „Consolatrice des Affligés“, atteignit aussi un paroxysme, d’autant qu’on célébrait cette année-là le 200e anniversaire de son élévation au rang de sainte patronne de la Ville de Luxembourg.

Ce jubilée était perçu comme un signe du ciel si bien que des dizaines de milliers de pèlerins affluèrent vers la capitale, du 24 juin au 2 juillet 1866, pour y prendre part. Ce fut une erreur fatale. L’entassement des fidèles donna un nouveau souffle au mal et lorsque la foule se dispersa, il se répandit aux quatre coins du pays, provoquant une flambée plus mortelle encore que la première.

Des conditions de vie médiévales

Certains facteurs facilitèrent grandement la progression du choléra. La promiscuité, nous venons de le voir, lors des festivités de l’été 1866, mais aussi dans les logements insalubres et mal isolés, dans lesquels s’entassait alors la majorité de la population. A l’extérieur, les choses n’avaient pas beaucoup changé depuis le Moyen-Âge non plus. Des tas de fumiers et des flaques d’eau nauséabondes constellaient les rues boueuses où, de surcroît, les riverains vidaient leurs ordures et leurs excréments, contribuant ainsi à corrompre l’eau potable.

Le sens de l’hygiène privée n’était pas plus développé, y compris parmi les élites, comme en témoigna plus tard la baronne de Gail dans ses mémoires:

„Se baignait-on au Luxembourg? Eh bien, je crois que les vieux Luxembourgeois mouraient avec la saleté qui leur collait à la peau depuis qu’ils étaient nés! Il existait déjà un établissement de bains dans le Pfaffenthal ou le Grund, mais il était si primitif qu’on hésitait plutôt à prendre un bain rapide dans l’Alzette qui, après avoir traversé les faubourgs, était alors un cloaque […]. Même les toilettes quotidiennes étaient assez douteuses. On n’avait ni seau ni cruche. On avait un bol et une carafe contenant un litre d’eau. La femme de ménage vidait l’eau sale deux fois par jour, c’était tout.“

L’ignorance des causes de la maladie n’aida pas non plus – la bactérie du choléra ne fut définitivement identifiée qu’en 1894, par Robert Koch. L’évêque de Luxembourg voyait dans le choléra un fléau divin, punition pour ces péchés du temps qu’étaient l’ivrognerie, la concupiscence et le manque de foi. Les autorités laïques favorisaient plutôt une théorie datant d’Hippocrate, estimant que la malade étaient diffusée par des „miasmes“, des particules fétides qui polluaient l’air. Certains médecins émettaient l’hypothèse qu’un parasite, un champignon par exemple, causait la contamination.

Un système de santé embryonnaire

Vu l’état des connaissances, il n’est pas étonnant que les autorités ont d’abord recouru à des mesures remontant au 14e siècle: fermeture des frontières et confinement. Pourtant on voit aussi apparaître des décisions ainsi qu’un mode gestion de la crise plus modernes. Des commissions sanitaires furent créées dans chaque commune pour gérer l’assainissement et la désinfection de la voie publique. Le gouvernement central tenta pour sa part de centraliser et de coordonner la lutte contre l’épidémie par une série d’arrêtés et de circulaires.

Le pays disposait aussi d’un embryon de système de santé qui reposait sur l’arrêté du 12 octobre 1841. Ce texte adopté quelques années après la première éruption de choléra, faisait du gouvernement la plus haute instance dans l’administration de la santé. La direction du service de santé était confiée à un Collège médical, présidé par le Conseiller médical supérieur. Au niveau régional, ses recommandations pouvaient être relayés par des médecins cantonaux. En 1866, le Collège médical fit son possible pour diffuser les informations essentielles au sujet de l’épidémie et harmoniser l’activité des médecins du pays. En 1866, ces derniers étaient au nombre de 39, soit en moyenne 1 pour 5.222 habitants.

A cette époque, il n’existait pas d’assurance maladie. Là encore, le gouvernement essaya d’organiser la solidarité au niveau national. Une Commission d’aide fut chargée de collecter de l’argent dans tout le pays. Les sommes recueillies étaient reversées aux communes pour leur permettre de soigner les indigents. L’Etat leur demanda d’établir des statistiques afin de garantir une distribution équitable des fonds.

L’âge de la biopolitique

L’épidémie de choléra de 1865-66 fut la dernière à toucher le Luxembourg. Les leçons tirées à l’occasion de celles-ci et des précédentes permirent d’éviter les suivantes, essentiellement par une meilleure organisation, l’adoption de nouvelles pratiques en matière d’hygiène et la transformation de l’espace public. Cimetières et abattoirs furent déplacés, les trottoirs pavés et bordés de caniveaux, des canalisations d’eau installées. Celles de Luxembourg entrèrent en activité dès octobre 1866.

La lutte contre le choléra imposa de nouvelles missions à l’Etat et favorisa son développement vers l’Etat-nation. Il entra dans l’âge de ce que Michel Foucault a nommé la biopolitique, puisant un pouvoir et une légitimité accrus dans la gestion des corps, l’administration de la santé, l’anticipation et le surpassement des crises sanitaires. Il n’est donc pas étonnant que les états modernes se mettent à paniquer lorsqu’ils craignent de perdre le contrôle sur l’une d’elles. Lorsque dans leur désarroi, ils sont prêts à sacrifier l’économie et à recourir à des mesures remontant au 14e siècle – fermeture des frontières et confinement – ce n’est pas bon signe.