DocumentairePatricio Guzmán, témoin infatigable du réveil chilien

Documentaire / Patricio Guzmán, témoin infatigable du réveil chilien
La jeunesse se révolte au Chili Photo: extrait „Mon pays imaginaire“

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Avec „Mon pays imaginaire“, présenté en Sélection officielle (Section spéciale) au Festival de Cannes, le documentariste Patricio Guzmán replonge dans l’actualité politique et sociale brûlante de son pays. Le regard d’un homme de 80 ans qui n’a rien oublié du passé, et fait confiance, pour l’avenir, à la jeunesse et aux femmes.

Octobre 2019. L’augmentation du prix du ticket de métro pousse la jeunesse à se révolter. Un million et demi de personnes manifestent dans les rues de Santiago. Une explosion sociale envahit la ville. La pandémie du Covid apaisée, le réalisateur chilien se rend sur place. Au cœur du chaos, il plante sa caméra. Il met en images la révolte du peuple chilien. Contre toute attente, une deuxième révolution est en marche. Dans la foule, les femmes sont aux avant-postes, admirables de détermination. De sa voix grave, Guzmán enquête et communique sa foi en l’avenir. „Mon pays imaginaire“ s’achève sur une note d’espoir. En 2020, le peuple chilien approuvera le principe de l’écriture d’une nouvelle Constitution par une Assemblée constituante. Gabriel Boric sera élu président du Chili en décembre 2021, face à l’extrême droite. Depuis, la réalité en a décidé autrement: la nouvelle Constitution pour le Chili est rejetée par référendum en septembre 2022. Le combat n’est pas fini. Le Chili reste à réinventer. Rencontre avec Patricio Guzmán à Cannes.

Comment s’est déroulé le tournage?

La première chose était de regarder et d’explorer ce qu’il se passait dans la ville. Réaliser un documentaire est toujours difficile, vous ne savez pas ce que vous allez filmer. Un documentaire est une improvisation constante. Il nous fallait filmer un chaos et rester calmes. La police était présente. Impossible de tout capter, nous avons ajouté des images d’archives. Nous nous sommes intéressés à des détails, des objets anodins: une fleur, une cagoule, un téléphone, un pavé … tous ces éléments, une fois rassemblés, racontent une histoire. Nous avons travaillé avec deux cameramen et quatre vidéastes amateurs. Il était difficile d’interviewer dans le tumulte. Nous avons pu choisir des personnages, des situations, des lieux, comme s’il s’agissait d’un film de fiction. Nous avons aussi utilisé des drones. Ces plans offrent des images saisissantes des rues de Santiago. Les vues aériennes permettent de montrer la fracture entre un peuple affichant sa détermination et un pouvoir économique indifférent au sort des citoyens, incarné par des grands ensembles ultra-modernes, visages du néolibéralisme hérité de la dictature. Quand vous entrez dans une réalité tumultueuse, tout bouge. Il y a des frustrations, mais il y a l’espoir que les choses changent. L’événement que j’attendais depuis mes luttes étudiantes de 1973 se concrétisait enfin. Le Chili avait retrouvé sa mémoire. Ce fut une expérience enrichissante.

L’explosion sociale d’octobre 2019 est-elle différente de la première révolution chilienne?

Les manifestations étaient plus brutales, contre Pinochet et contre le système répressif. Entretemps, il y a eu une période ambiguë. La démocratie était très fragile. Et les protestations ont continué. Mais aujourd’hui, les gens en ont assez de ce genre de manifestations. Ils veulent que les choses avancent et changent plus vite. Ils revendiquent du concret: un meilleur système de santé et de protection sociale, une meilleure éducation, plus d’organisation, un logement pour tous, plus de travail et une nouvelle Constitution. Une vie plus digne. Le Chili affiche une modernité, mais il est dépassé concernant la vie des citoyens.

Vous sondez aussi une vingtaine de témoins. Des femmes, principalement. Comment expliquez-vous le caractère féministe de cette révolte?

Petit à petit, nous avons décidé de suivre des femmes qui manifestaient. Nous avons aussi interviewé une intellectuelle et une maman. Les voix des femmes sont devenues le sujet du film et de l’avenir du Chili. Les femmes ont des idées claires, elles sont déterminées, elles ont un discours très sincère. Elles ont en tête tous les problèmes de la société chilienne et sont déterminées à changer les choses. Les femmes sont plus rebelles que les hommes. Plus généralement, les jeunes veulent aider leurs parents et grands-parents qui ont connu la dictature. C’est très touchant. La solidarité familiale est très importante. Il y a une longue tradition féministe au Chili. Le féminisme est étendu et très combatif. Ce n’est ni façade, ni une frivolité. Les femmes chiliennes ont une conscience civique très forte. C’est très intéressant.

Le film sera-t-il vu par les Chiliens? Vous sentez-vous plus libre, aujourd’hui?

Le pays est plus libre qu’il y a trente ans. Tous mes documentaires ont été vus par les Chiliens. Mais aujourd’hui, les jeunes ont un tel besoin de savoir, de comprendre. Cinquante ans plus tard, „La Bataille du Chili“ (1974) a été montré pour la première fois à la télévision, avec un record d’audience incroyable. C’est très stimulant, car il apporte une sorte de message universel. Cela ne peut que m’encourager dans ma démarche cinématographique. Il y a beaucoup de sujets conflictuels au Chili. Des centaines de Boliviens traversent chaque jour la frontière dans le nord du Chili, poussés par la volonté de se réunir avec leur famille, ainsi que par l’impact économique de la Covid-19. Comme ils n’ont pas de papiers en règle, ils ne peuvent pas trouver d’emploi régulier et ils sont sans ressources. Les compagnies minières étrangères utilisent toute l’eau dont les familles agricultrices ont besoin. Les normes environnementales de l’État chilien auxquelles elles sont soumises sont insuffisantes.