18e Biennale d’architecture de VeniseLa construction en friches

18e Biennale d’architecture de Venise / La construction en friches
  Photo: Jérôme Quiqueret

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Centrée sur la décarbonisation et la décolonisation, la 18e Biennale de Venise offre un beau renouvellement d’idées pour créer une société résiliente face au défi climatique. Le pavillon luxembourgeois apporte sa pierre à l’édifice en questionnant la nécessité de l’extraction minière sur la lune. 

En nommant Lesley Lokko, „une personne tenace, forte qui fait de l’architecture un des champs les plus importants pour le développement de l’humanité, en promouvant une architecture qui prend toujours plus le rôle de donner des réponses précises aux besoins concrets des personnes“, le président de la Biennale, Roberto Cicuto, savait ce qu’il faisait. Il allait inviter à la table des discussions, des voix restées longtemps minoritaires, qu’elles soient celles d’afrodescendants et/ou de penseurs critiques de l’architecture dominante.

Lesley Lokko a décidé de faire de cette biennale un „laboratoire du futur“, et l’a transformée en un tremplin pour des nouveaux penseurs. La preuve d’ailleurs est sans doute que cette biennale d’architecture ne ressemble à aucune autre. Les voix émergentes qui s’y expriment remettent tous les concepts à plat. „Certains viendront ici en se demandant quelles sont les maisons du futur, mais le plus important est de répondre à quoi elles devront servir“, soulignait jeudi le président au moment d’ouvrir la manifestation. „Si cela ne semble pas être une exposition sur l’architecture, c’est dû à notre compréhension conventionnelle de l’architecture qui n’englobe pas toute l’architecture“, a renchéri la curatrice, ravie que „de nouveaux territoires, de nouvelles géographies émergent de cette Biennale“.

L’architecte d’origine ghanéenne et écossaise, Lesley Lokko, curatrice de la 18e Biennale d’architecture de Venise 
L’architecte d’origine ghanéenne et écossaise, Lesley Lokko, curatrice de la 18e Biennale d’architecture de Venise  Photo: AFP/Vincenzo Pinto

Décrocher de la lune

Même si rien ou si peu dans le paysage luxembourgeois le rappelle, l’architecture peut être une force d’émancipation et un champ intellectuel stimulant. Le pavillon luxembourgeois à Venise en apporte la preuve. La décarbonisation et la décolonisation sont les deux thèmes de cette biennale, avec, pour lien entre eux, „le corps noir, première unité d’énergie pour le monde occidental“, comme le souligne Lesley Lokko. Marija Marić n’a pas de mal à faire le lien entre ces thèmes et ceux du pavillon luxembourgeois. En s’intéressant avec Francelle Cane au space mining, cette volonté chère au Luxembourg d’explorer les ressources minières de la lune, elle s’intéresse aussi à un projet qui charrie sa dose de narration coloniale dans les idées de nouvelles technologies et de recherche d’une nouvelle frontière des ressources. De même, il s’agit de contrer l’assertion qui veut qu’une telle entreprise soit verte, à la faveur que la lune est vide, vidée de toute communauté, n’a pas de voix à opposer. Ainsi, les deux chercheuses invitent à l’inverse à penser la lune au-delà de l’horizon de l’Anthropocène, ni comme ressource à exploiter, ni comme bien commun à partager, mais plutôt comme une camarade de lutte contre le capitalisme et ses excès.

„Nous nous sommes intéressées à ce sujet parce que nous vivons un moment historique très intéressant, celui d’un intérêt renouvelé pour l’exploration de l’espace marquée par un basculement des Etats-nations leaders de l’exploration au XXe siècle vers des entreprises privées qui développent de nouvelles formes de technologies d’extraction“, explique Marija Marić. Pour développer leur contre-narration, les deux curatrices ont plongé la Sala d’Armi B dans l’obscurité. On y est accueilli par un sol désertique et sableux, avec quelques rochers qui affleurent. C’est une scène qui nous est familière parce qu’elle appartient à l’imagerie de la conquête de la lune. Mais son rôle est moins clair, car l’installation attire l’attention sur l’existence mal connue des „lunar labs“, modèles simulés du sol lunaire, pour tester des technologies comme la reconnaissance d’obstacles par les robots. Mais c’est aussi une scène médiatique, un lieu de narration, de performances dont les images extraites servent à favoriser l’économie de l’extraction.

Si les entreprises privées sont plus pragmatiques que les États-nations l’ont été avant elles, elles n’en sont pas moins dénuées de fantasmes et friandes de belles histoires. Aux photos et images uniques du premier âge de la conquête spatiale, on est passé vers un genre à part entière, récurrent, qui naturalise notre compréhension de la lune comme nouvelle frontière, expliquent les curatrices.

À côté d’un laboratoire lunaire, reconstitué en suivant strictement un protocole scientifique, qui forme la scène centrale, la deuxième partie de l’exposition est à considérer comme les coulisses, où sont exposés trois fragments de leurs recherches. Il y a d’abord une publication baptisée „Staging the moon“, qui reprend d’ailleurs la partition des lieux. On y découvre un argumentaire auquel l’espace d’exposition ne donne pas accès. Les résultats d’un workshop constituent le deuxième fragment. Cinq chercheurs de l’espace et des minéraux reprennent le modèle de la fiche descriptive des minerais, un document technique qui parle de propriétés physiques, pour en faire un portrait historique et politique de matériaux lunaires. Par exemple, Amelie Ng, assistant professeure d’architecture à la Rhode Island School of Design, présente la poussière de lune en soulignant que le soin apporté à sa non-contamination quand on la ramène sur Terre, répète les narratifs coloniaux de la pureté et de la pollution où l’autre doit être éliminé. Quant au fait que son odeur soit comparée à celle de la poudre, elle y voit une „lecture olfactive militarisée“.

La troisième pièce présentée en coulisses est un film de 50 minutes réalisé par le photographe et cinéaste Armin Linke. On y voit des experts et des critiques s’exprimer sur la conquête spatiale. L’un d’entre eux y rappelle que le Luxembourg considère, à l’inverse de beaucoup d’autres pays, que les ressources de la lune sont déjà exploitables, malgré l’absence de texte international en régimentant l’accès. Son film est en fait à voir comme un montage informatif et ironique sur l’espérance d’exploiter la lune. 

Nourrir plutôt que dévorer

Dans le genre des pavillons qui se saisissent des errements de leur pays, il y a aussi le remarquable travail fourni par l’Espagne, baptisé „Foodscapes“. C’est une collaboration entre architectes et cinéastes, qui explore „le contexte agri-architectural de l’Espagne“. Il propose un voyage à travers les architectures qui nourrissent le monde, avec la devise „En mangeant, nous digérons des territoires“. Il s’agit de remettre la nourriture à la place qui lui revient dans les discussions sur les énergies, dont elle est souvent absente, alors que „notre manière de la produire, la distribuer et la consommer mobilise nos sociétés, façonne nos métropoles et transforme nos géographies plus radicalement que toute autre source d’énergie“.

C’est aussi mettre l’accent sur les architectures et infrastructures souvent négligées alors qu’elles permettent ce processus, que sont les supermarchés, serres, hangars, fermes, réseaux logistiques, chaînes du froid, qui forment un tout. Le pavillon se décline en cinq salles où sont présentés autant de films qui abordent les thématiques liés à la question, de la digestion des déchets à la richesse du sol, en vue de créer un modèle „capable de nourrir le monde sans dévorer notre planète“. 

Sur le pavillon turc, un bâtiment japonais inutilement détruit: le Nagakin Capsule Tower, symbole de l’architecture métaboliste 
Sur le pavillon turc, un bâtiment japonais inutilement détruit: le Nagakin Capsule Tower, symbole de l’architecture métaboliste  Photo: Jérôme Quiqueret

Transformer plutôt que détruire

Le pavillon turc a aussi tout pour intéresser de près le Luxembourg, puisqu’il s’agit d’un manifeste pour la transformation des bâtiments existants, plutôt que leur destruction. Ces bâtiments inoccupés, ces fantômes, dont les curateurs, Sevince Bayrak et Oral Göktas ont fait un recensement par un appel aux témoignages photographiques sur les réseaux sociaux, sont présentés comme des laboratoires du futur.  

Les curateurs proposent de décliner en architecture la théorie du panier de l’évolution humaine, défendue en 1979 par Elizabeth Fisher. Cette théorie avance que le premier objet fabriqué par les êtres humains n’était pas un instrument de chasse, une arme, mais un instrument de cueillette, un panier. Cette perspective permet de réécrire l’histoire de l’humanité pour en faire non plus une histoire héroïque et légendaire, mais une histoire collaborative. Ursula L. Le Guin l’a adaptée à la littérature pour y faire entrer des personnages non héroïques qui mènent leur vie avec leurs failles et conflits. En l’appliquant à l’architecture, Sevince Bayrak et Oral Göktas invitent à repenser les images de beauté et de fonctionnalité. Comme il en va des êtres humains, il est aussi des bâtiments abandonnés, négligés, rendus invisibles qu’il y a lieu de reconsidérer, d’écouter. „Il s’agit non pas de creuser et excaver ou extraire pour commencer un bâtiment, mais écouter et accompagner, parler et apprendre.“

Le pavillon turc propose de rompre avec l’obsession de la construction, laquelle a pour particularité de devoir produire beaucoup pour être rentable, ce qui lui donne un effet narcotique qui devient „addictif“ pour les politiciens, comme l’a énoncé le professeur en sciences sociales turc Ensar Yilmaz. „Cette addiction comme les autres pousse à se concentrer sur le moment, réduit l’horizon du temps et évapore la capacité à penser au futur.“ Or, quand la capacité à penser le futur n’existe plus, les bâtiments n’ont plus besoin de raison particulière pour être construits. „C’est l’addiction plutôt que le besoin spatial qui pousse à faire exister un bâtiment.“

L’intérêt de considérer un bâtiment existant comme le site lui-même sur lequel construire est aussi écologique. „Les structures existantes offrent une ressource abondante de matériels et de mémoire“, pensent les curateurs turcs. C’est aussi ce qu’avance à sa manière le pavillon slovène, en proposant, à travers cinquante exemples, de nous reconnecter avec la manière dont les maisons de nos ancêtres adaptaient l’architecture à leurs besoins en chaleur et donc en énergie, tandis que les techniques d’efficacité énergétique sont aujourd’hui pensées en plus ou en option au design architectural. Que ce soit en faisant cohabiter animaux et être humains, en créant des lieux de repos étroits chauffés par la chaleur corporelle ou en ajoutant des tissus au plafond pour abaisser ce dernier en période de froid, les sources d’inspiration sont nombreuses. Et, dans un cadre de ressources limitées, notre pratique d’avoir des pièces uniformes, chauffées à la même température, semble un non-sens historique. C’est la preuve que „l’architecture est une des formes les plus malléables pour recoudre passé, présent et futur“, comme le déclarait la curatrice au moment d’ouvrir cette biennale foisonnante.

Francelle Cane et Marija Marić, curatrices du pavillon luxembourgeois
Francelle Cane et Marija Marić, curatrices du pavillon luxembourgeois Photo: Antoine Espinasseau