Time to remix

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Par Denis Scuto, historien à l’université de Luxembourg 

„Luxembourg 3. Nous pourrions presque entendre les réflexions du jury à ce sujet. Pas encore … Pas encore la même chose. Ce n’est pas le cas! Nous souhaitons offrir une vision du Luxembourg radicalement différente. Pas le Luxembourg centre financier international, refuge de riches banquiers et de bureaucrates. Pas ce Luxembourg-là. Nous proposons une vision différente, et espérons-le, intrigante du Luxembourg. Une ‚deuxième ville‘ inexplorée, cachée et avant-gardiste.“ Ainsi commence le livre de candidature, le Bid Book pour Esch – Capitale européenne de la culture 2022 qui explique pourquoi Esch-sur-Alzette et la Région Sud méritent ce titre.

Un jury de neuf membres, dont un luxembourgeois, nommés par la Commission européenne ont donné leur accord la semaine dernière pour Esch 2022. Comme Ulrich Fuchs, membre du jury mais aussi directeur du programme artistique de Marseille-Provence 2013, l’a exprimé, c’est justement la perspective de montrer aux visiteurs européens une autre ville, une autre région, celle de la Terre rouge, et donc un autre Luxembourg, qui a séduit et convaincu le Jury.

Une région avec une histoire différente. Un territoire de frontière avec une personnalité forte, une grande mixité, un riche patrimoine urbanistique et industriel. Une région qui connaît de profondes mutations. C’est ce changement, dans les mots d’aujourd’hui de notre ère digitale, le „Remix“, que les coordinateurs d’Esch 2022, Andreas Wagner et Janina Strötgen, ont eu la bonne idée de poser en thème principal de la future capitale culturelle.

Lorsque Andreas et Janina m’ont demandé de défendre, dans ma double fonction d’Eschois et d’historien de l’Université du Luxembourg, partenaire d’Esch 2022, avec des artistes, avec des représentants politiques la candidature devant le jury européen, j’ai tout de suite dit oui. Comme je suis né dans les années soixante à Esch et que j’y ai grandi, „Remix culture“ résonne fortement en moi. Car je suis né du remix migratoire de deux familles. Avec une mère luxembourgeoise née à Esch et un père italien né à Catania. Car j’ai joué au football pendant trente ans à la Jeunesse d’Esch avec d’autres jeunes gens dont les racines familiales plongent dans de nombreux pays européens: Luxembourg, Italie, France, Portugal, Ex-Yougoslavie …

Le Bassin minier comme horizon

Car j’ai vécu le changement de fond de ma ville et de ma région en direct. Dans mon enfance et ma jeunesse, Esch et le Bassin minier étaient mon univers. Le Bassin minier, c’était pour moi Luxembourg. A partir de huit ans, en 1972, j’ai joué au foot à la Jeunesse et j’ai suivi les matches le dimanche avec mon grand-père. Dans les années qui suivirent, tous les clubs champions venaient du Bassin minier.

Les années 1970 étaient la grande époque de la rivalité entre Jeunesse Esch, Red Boys Differdange et Progrès Niederkorn, de ces clubs intimement liés à la sidérurgie, par leurs joueurs et par leurs spectateurs, mélangés du point de vue des nationalités comme le personnel des usines, Luxembourgeois, Français, Italiens …

Après ce furent les années de lycée, à Esch également, où je me rendais compte que le Bassin minier était mon monde non seulement en football. Dans les bancs d’école, j’étais assis à côté d’Eschois, de Differdangeois, de Rumelangeois, de Dudelangeois, etc. Et le samedi soir les jeunes d’Esch se joignaient aux jeunes de Differdange, de Belvaux, de Soleuvre pour prendre le bus, le TICE, pour se rendre ensemble à Dudelange aux discos du T71. Ce fut l’ère industrielle, une époque où le Bassin minier était notre horizon.
Une époque aussi de diversité de langues et de nationalités, vécue au quotidien.

Dans son roman „Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine“ (1993), Jean Portante a décrit cette diversité à sa façon. Voici un extrait où le narrateur est un petit garçon: „Cinq ou six ans donc, sept ou huit tout au plus, mais pas neuf, puisqu’à neuf ans je parlais déjà à la perfection la nouvelle langue. Sans accent ni rien, comme Charly, le fils de l’épicier Meyer, ou Nico, celui de l’instituteur Schmietz. Pit et Mill, par contre, et même leurs deux petites sœurs Anni et Marie, la progéniture bruyante du maçon Chiaramonte dans la maison duquel ça sent toujours l’ail, l’oignon et l’huile d’olive, malgré des prénoms bien differdangeois, continuent à rouler les r et à ajouter des e à la fin de tous les mots, comme s’ils venaient de débarquer tout neufs des Abruzzes. Et pourtant ils sont arrivés bien avant nous à Differdange. Leurs parents du moins, puisque Pit (il s’appelait encore Piero) est né quelques jours après moi seulement, pas loin de chez nous, dans la rue de Hussigny, et a par conséquent lui aussi cinq ou six ans à présent, ou sept ou huit, alors que Mill, alias Emilio, est beaucoup plus petit et ne fait que chialer et chanter à longueur de journée.“

Mill-Emilio, Pit-Piero, les frontières nationales se mélangent et s’effacent dans cette diversité forgée au fil des décennies. Diversité, mixité, des mots qui n’existaient pas quand j’ai grandi à Esch, même si nous la vivions tous les jours. Le mot intégration n’existait pas non plus dans son enfance à Esch, a raconté Michel Clees, médecin et chansonnier, au jury européen vendredi dernier. Il y avait juste des milliers d’ouvriers qui se rendaient jour après jour à l’usine ou à la mine. Dans l’espoir d’avoir un avenir meilleur pour eux et leurs enfants. Et il y avait dans la même ville des commerçants, des ingénieurs, des médecins, des avocats, des fonctionnaires, des professeurs. Et au milieu de tout cela, il y avait l’Eglise.

e mot intégration n’existait pas, mais il y avait du travail, ce travail qui accordait une place à ces gens si divers non seulement dans la vie économique mais aussi dans le tissu social. Puis arriva la crise de la sidérurgie qui bouleversa complètement ce monde. Et, continua Michel Clees, cette époque bouillonnante a inspiré des jeunes d’Esch et des environs de mettre des mots sur ces mutations et ces tensions, sous forme de poèmes, de chansons, de pièces de théâtre. Un bâtiment de l’ère industrielle, un abattoir, fut occupé par des artistes et transformé en centre culturel, la Kulturfabrik, qui jouera un rôle central en 2022.

Et puis Michel Clees partit à l’étranger pour faire des études. Une fois médecin, il resta à l’étranger un bon moment pour ne retourner à Esch qu’en 1998. A son retour, c’est une autre ville d’Esch qu’il retrouva. Une ville où de plus en plus de gens se retrouvaient sans travail. Où les jeunes n’avaient plus les mêmes chances d’accès à l’éducation et à la culture. A côté ou dans son travail de médecin, il endossa de plus en plus le rôle de travailleur social. Au contact de gens d’Esch et du Bassin minier sans perspectives mais qui pourtant n’avaient que cette envie: faire, refaire partie de quelque chose, être partie prenante d’un projet de société. „Be part of it“, comme Michel Clees l’a exprimé devant le jury.

„Be part of it“

La désindustrialisation avec ses conséquences négatives ont abouti à l’exclusion sociale d’une partie de la population du Sud. Elle s’est traduite aussi par l’exode d’une partie des classes moyennes dans la soi-disante ceinture verte autour de la capitale, de Luxembourg-ville, du nouveau monde qui devint à partir des années 1980 le centre d’attraction économique du pays.

Le „Demixing“ de la ville d’Esch, constaté dans sa vie quotidienne par Michel Clees, fut confirmé dans une étude du recensement de la population de 2001 faite par les sociologues Fernand Fehlen et Isabelle Pigeron-Piroth du Centre universitaire de Luxembourg. L’étude montra que des gens de couches sociales différentes continuaient à vivre à Esch, mais de moins en moins mélangés et de plus en plus séparés les uns des autres.

Dans le sud et le centre-ville habitent les étrangers, les ouvriers et ouvrières non-qualifiés, les pauvres. L’étude a souligné qu’à côté de facteurs personnels comme le faible niveau d’instruction et l’âge élevé, des facteurs structurels expliquaient cette ségrégation croissante: le manque d’équipements collectifs, notamment un habitat vétuste, le manque d’infrastructures scolaires suffisantes et adaptées, des discriminations ethniques.

Une évaluation précise du dernier grand recensement de 2011 reste encore à faire. Nous ignorons donc si la situation sociale à Esch-sur-Alzette et dans les autres villes du Bassin minier s’est améliorée, même si de sérieux efforts ont été entrepris, justement dans le domaine des équipements, des infrastructures scolaires, de l’habitat. Il reste que l’indice socio-économique pour 2016, réalisé par le Statec, dresse toujours un constat alarmant. Des villes comme Esch, Differdange ou Rumelange ont toujours les taux les plus élevés en matière de chômage, RMG, ménages monoparentaux et emplois à salaire bas.

A Esch-sur-Alzette, le taux de chômage est de 13,24% contre 7,46% au niveau national. Le salaire médian est de 2.660 euros (contre 4.624 euros à Leudelange). Les communes du Bassin minier sont avec des communes comme Wiltz et Ettelbruck celles avec l’indice socioéconomique le plus faible, alors que les communes de la ceinture verte autour de la capitale sont celles avec l’indice le plus élevé. Les inégalités se sont accrues depuis l’ère industrielle, au Luxembourg également.

Ces évolutions soulignent que malgré la politique de décentralisation entamée depuis les années 2000 en vue notamment de développer les centres Région du Sud et Nordstad – mentionnons p.ex. le déplacement de l’Université vers Belval, la réaffectation de friches industrielles, la création de nouveaux instituts culturels dans ces régions – l’Etat en premier lieu mais également les communes doivent entreprendre beaucoup plus d’efforts dans des domaines comme le logement, l’école, le tourisme, la culture, le patrimoine industriel pour mettre fin à l’orientation unilatérale vers la ville de Luxembourg.

Il est d’autant plus rafraîchissant de voir que des créateurs culturels ont osé présenter un concept pour Esch 2022 qui entend donner l’occasion à la population du Bassin minier d’être de nouveau „part of it“ et de faire avancer des changements structurels nécessaires au pays. Après une phase d’industrialisation qui a enrichi non seulement une région mais le pays entier et une phase de tertiarisation qui a désavantagé cette région, quel beau projet que de parier sur la culture pour booster le pays de la Terre rouge.

De voir qu’Esch et le Bassin minier relèvent le défi de remixer, donc de redévelopper la mixité qui a caractérisé la période industrielle avec des projets culturels innovateurs et les nouvelles possibilités de l’ère digitale. Des projets qui entendent donner une chance à de jeunes créateurs, qui permettent de rapprocher recherche et population, qui entendent donner autant que possible aux élèves, aux étudiants, à la population un accès à la culture et qui se dérouleront largement dans l’espace public.

Le jury européen a pu voir au cours de sa visite du Bassin minier une région avec un riche patrimoine culturel industriel et un potentiel urbain, économique et écologique important. Une région qui veut changer et continuer à se développer avec l’aide d’un projet culturel créatif et participatif. Sans perdre son identité. Avec le désir que ceux et celles qui se sentent exclus puissent se sentir à nouveau partie d’un projet. Ce genre de remix peut d’ici 2022 et bien au-delà profiter non seulement à la région, mais aussi au pays et même devenir une source d’inspiration pour beaucoup d’autres régions en Europe.