„Terrestrial Verses“Scènes de la vie ordinaire à Téhéran

„Terrestrial Verses“ / Scènes de la vie ordinaire à Téhéran
Sadaf Asgari, actrice

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Téhéran s’éveille. Le brouhaha de la capitale monte lentement. Un matin comme les autres. Puis, calme oppressant. Plongée en apnée. À tour de rôle, neuf hommes, femmes et enfants répondent à des questions dans un bureau de poste, d’école, d’emploi.

Une élève est convoquée par la directrice au prétexte qu’elle a été vue sur un scooter avec un garçon, un homme vient déclarer la naissance de son fils, à qui l’on refuse d’attribuer le prénom David, „trop européen“, un jeune homme venu retirer son permis de conduire se voit obligé de se déshabiller à cause d’un tatouage sur le bras … L’interrogatoire n’en finit pas. Humiliés, mis à l’épreuve, les requérants sont obligés de répondre aux questions. Intrusives, aberrantes, offensantes. De toute façon, ils n’obtiendront pas ce qu’ils demandent. Le tête-à-tête n’a d’autre but que de contrôler et d’asservir. La mécanique du pouvoir est à l’œuvre. Ali Asgari et Alireza Khatami ont planté leur caméra fixe au cœur de la machine administrative. En une dizaine de minutes, ils révèlent les affres et angoisses que vivent les habitants, chaque jour. Sidérant.

Présenté dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes en 2023, „Terrestrial Verses“ (coproduit par le réalisateur irano-luxembourgeois Cyrus Neshvad) a remporté le Grand Prix au LuxFilmFest et le Prix international de la critique (FIPRESCI). Rencontre avec Ali Asgari.

Tageblatt: Votre film est très réaliste, proche du documentaire. Pourquoi avez-vous choisi la fiction?

Ali Asgari: Disons que j’aime jouer avec la réalité. „Terrestrial Verses“ ne reflète pas la réalité exacte. Nous la regardons à distance, avec une forme d’humour noir. Nous la reconstituons, en quelque sorte. De nombreux grands films ont été réalisés, mais je pense que le réalisme social du cinéma iranien s’épuise, se répète. Alors nous avons voulu créer une nouvelle forme narrative et voir jusqu’où nous pouvions aller. Tout est vrai dans le film. L’un ou l’autre de nos proches, amis … vivent des situations absurdes, oppressantes, kafkaïennes. Nous les avons fictionnalisées pour les rendre plus grotesques encore. Nous avons ajouté des moments drôles, sombres … certains protagonistes s’échinent à sortir de l’impasse, d’autres abandonnent. Mais ils ne sont jamais des victimes. La fiction nous a aidés à écrire tout ce que nous voulions. Nous essayons d’imiter la réalité. La fidélité aux faits réels vous force à apporter une limite à la fiction.

Une des scènes montre un réalisateur sommé de changer le scénario de son film. Dans quelles conditions avez-vous pu tourner le vôtre, en Iran?

Alireza et moi avons réalisé un très grand nombre de films courts. Nous n’avions pas eu l’autorisation du gouvernement de tourner en Iran, c’est pourquoi nous avons d’abord décidé de définir sérieusement la forme de notre film, en le composant de neuf courts métrages (onze au départ, NDLR). L’idée était de rassembler ces morceaux ultra-courts en un seul moyen/long métrage. Chaque comédien pensait tourner dans un court métrage et ne savait rien de l’ensemble du projet, afin de les protéger. La structure a été inspirée par la poésie classique persane dans laquelle les vers, autonomes, se répondent et, une fois mis bout à bout, forment un ensemble qui en donne le sens. Les neuf dialogues constituent un tout hétérogène et, finalement, cohérent.

Pourquoi avez-vous choisi de travailler en duo?

Quand vous vous mariez, vous croyez choisir quelqu’un pour vous compléter. Parfois cela marche, parfois pas (sourire). Ici, le duo a fonctionné. On s’est rencontrés à la Mostra de Venise, en 2017, où nous présentions chacun notre premier long métrage dans la section Orizzonti. Par la suite, nous avons beaucoup échangé sur nos désirs cinématographiques. Alireza Khatami a écrit le scénario de „Juste une nuit“ que j’ai réalisé et présenté à la Berlinale, en 2022. Nous avons tourné „Terrestrial Verses“ à deux périodes différentes. D’abord en septembre 2022 puis en février 2023. Le tournage n’a duré que sept jours. Comme Alireza vit au Canada depuis de nombreuses années, il n’a pas pu se familiariser avec les accents des acteurs. J’ai tourné seul, mais Alizera et moi nous nous parlions au téléphone et via Skype. Donc je me suis occupé davantage du jeu et de la direction des acteurs tandis qu’Alizera était en contact avec le directeur de la photographie. Mais tout était mélangé, finalement. Ce fut une bonne expérience. C’est tout l’intérêt de travailler à distance. Cela donne le temps de réfléchir.

On ne voit que les visages tourmentés des protagonistes. Les interrogateurs, eux, ne sont pas montrés. Pourquoi?

En fait, nous sommes partis de photographies. Nous voulions garder cette forme en tournant des plans séquences, de huit minutes en moyenne, avec une caméra fixe. Les voix incarnent le système, le pouvoir. Tous les personnages s’adressent à un représentant, un agent de l’administration iranienne, hors champ. Si vous montrez des individus derrière la caméra, on ne verrait qu’eux. Or le pouvoir n’a pas de visage. C’est pourquoi on ne voulait pas le montrer, afin de créer, développer un imaginaire. Les spectateurs vont penser: qui sont ces personnes, à quoi ressemblent-elles?

Comment la population résiste-t-elle au quotidien? Êtes-vous optimiste?

La capacité de résistance des Iraniens est immense. La nouvelle génération est différente de la précédente. Les jeunes se battent plus. On voit ce combat sur le terrain. Dans le film, cette jeunesse s’incarne, par exemple, à travers le personnage de la petite fille qui, entre deux essayages de hidjab, danse seule face au miroir sur une musique à la mode.

Vous avez remporté le Grand Prix au LuxFilmFest. Votre réaction?

Je suis déjà venu trois fois au Grand-Duché de Luxembourg pour trois de mes longs métrages. Donc j’étais familier avec le pays et le public. En fait, je ne m’attendais vraiment pas à cette récompense. Mais quand vous voyez la salle pleine et le public tellement enthousiaste, c’est déjà une énorme surprise. Les spectateurs sont restés pour des questions-réponses. C’était très intéressant.

Votre retour en Iran après le Festival de Cannes a été particulièrement difficile.

Quand je suis rentré chez moi, mon passeport, mon téléphone et mon ordinateur portable ont été confisqués à l’aéroport de Téhéran. Les autorités ont gardé mes documents pendant plusieurs mois. J’ai eu de la chance de les récupérer avant le Festival de Rotterdam où j’ai présenté „Terrestrial Verses“. J’aime voyager avec mes films. Parce qu’elle posait sans voile sur le tapis rouge du Festival de Cannes, Sadaf Asgari, la principale actrice du film, n’a toujours pas son passeport.

Comment envisagez-vous la sortie du film en Iran?

Le gouvernement ne vous permet pas de montrer les films sur les écrans. Néanmoins, aucun régime totalitaire n’est vraiment totalitaire. Les systèmes laissent toujours des trous. Notre travail de citoyen est de découvrir, d’exploiter ces failles. Il y a Internet, bluetooth … Dans six mois, peut-être, je mettrai le film sur YouTube gratuitement, parce que les Iraniens doivent pouvoir voir le film. Après un an, je le mettrai peut-être en ligne.


„Terrestrial Verses“ (Chroniques de Téhéran) d’Ali Asgari et Alireza Khatami. Avec: Bahman Ark, Arghavan Shabani, Servin Zabetiyan, Sadaf Asgari.

Ali Asgari (l.) et Alireza Khatami à Cannes en 2023
Ali Asgari (l.) et Alireza Khatami à Cannes en 2023 Photo: AFP