LittératureLa vie, mode d’emploi – „Incident au fond de la galaxie“ réinvente le quotidien

Littérature / La vie, mode d’emploi – „Incident au fond de la galaxie“ réinvente le quotidien
Pour Etgar Keret la réinvention poétique du quotidien est la seule façon viable pour traverser le tragique de notre condition Photo: Patrice Normand

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L’écrivain et réalisateur israélien Etgar Keret revient avec un recueil de nouvelles déroutant, loufoque, touchant et drôle, au cours duquel l’absurdité de nos vies contemporaines est désamorcée à travers la réinvention poétique du quotidien.

„– On ne m’a jamais éjecté d’un canon, j’ai dit en tirant sur ma cigarette.  
– Bien sûr que si, a dit Ijo. Quand ta femme t’a quitté, quand ton fils t’a dit qu’il ne voulait plus te voir parce que t’étais nul, quand ton gros chat s’est enfui. Il faut que tu comprennes que pour être un homme-canon, t’as pas besoin d’être souple ou rapide ou fort, il suffit que tu sois seul et malheureux.“

Le narrateur de „L’avant-dernière fois qu’on m’a tiré d’un canon“, première nouvelle d’„Incident au fond de la galaxie“, vient de se faire larguer par sa femme. Parce que l’homme-canon du cirque roumain dont il nettoie les cages est censément trop soûl pour se prêter à l’exercice, le directeur lui demande de le remplacer. Par appât du gain ou parce qu’il n’a plus rien à perdre, le narrateur accepte. Parce que l’angle du canon est trop aigu, il s’envole loin du cirque et se met à survoler la ville entière, apercevant le cinéma drive-in où il se rend parfois avec sa femme, son fils qui joue au ballon ou son gros chat qui guette un pigeon, quittant sa vie merdique pour un bref instant avant de plonger dans la mer sous les applaudissements ébahis des baigneurs. C’est une nouvelle très courte – quatre pages – qui donne le là d’un recueil souvent loufoque, parfois déroutant, toujours touchant, drôle et beau.

Ecrites dans un style limpide, clair et sec, mâtiné d’un humour parfois tendre, souvent cruel, les 22 nouvelles qui constituent ce nouveau recueil d’Etgar Keret excellent à évoquer des situations tantôt loufoques et politiques – afin de gagner l’attention d’une serveuse dont il tombe amoureux, un jeune homme se met en quête d’un gramme d’herbe qu’il obtiendra si et seulement si lui et son copain acceptent de soutenir l’avocat Korman en insultant, lors d’un procès, un riche arabe qui a écrasé une fillette – tantôt terriblement tristes – lors d’une visite du mémorial Yad Vashem, un couple dont la femme vient d’avorter se sépare.

Absences et séparations

Dans les meilleures nouvelles, le loufoque et le tragique se côtoient pour révéler à la fois l’absurdité de nos existences et le meilleur remède pour s’en tirer: chez Keret, la réinvention poétique d’un quotidien souvent bête, méchant et redondant (on ne compte plus les morts par accident de voiture qui traversent les nouvelles comme un sombre fil rouge) est la seule façon viable pour traverser le tragique de notre condition.

Ainsi, dans „Papas lapins“, trois jeunes filles refusent d’accepter la disparition du père et, constatant l’apparition d’un lapin dans leur maison, se mettent d’accord: leur père ne s’est pas évanoui dans la nature, cette dernière l’a simplement transformé en lapin. Face au refus obstiné de leur mère à accepter la nouvelle condition paternelle, les trois fillettes décident de fuguer. Comme dans la nouvelle „The Turn of the Screw“ de Henry James, Keret maintient ce que Tzvetan Todorov appelait l’hésitation fantastique: peu importe si les enfants se mentent afin de surmonter la perte du père ou si ce dernier s’est vraiment transformé en mammifère bouffeur de carottes, tout l’art de Keret consiste à transformer une situation de départ invraisemblable en un récit poignant sur la séparation et l’absence.

Aliénations en série

Au cours du recueil, il sera beaucoup question de deuil, de séparation, de drogues récréatives et les personnages se retrouvent souvent dans des situations d’aliénation: un homme scandaleusement riche se met à acheter les jours d’anniversaire d’autrui afin de recevoir quotidiennement vœux et cadeaux; l’ange Raphaël, qui ratisse les nuages dans un ciel vide – dans le monde de Keret, la mort de Dieu est une évidence –, commence à éprouver de la nostalgie pour la vie des hommes; sous le troisième mandat de Trump, un jeune garçon s’enrôle comme soldat dans un monde miné par les conflits pour la simple raison que l’armée américaine a promis aux jeunes enfants qu’ils pourraient récupérer de rares figurines de jeu sur les terrains de guerre; un autre homme expose au milieu de son salon la Mustang compressée dans laquelle est morte son père détesté.

Dans „Fenêtres“, l’une des nouvelles les plus fortes, un homme sans mémoire se retrouve dans une chambre sans fenêtres. Il ne se rappelle ni sa vie d’avant ni son nom, raison pour laquelle l’homme au complet brun qui s’occupe de lui décide de l’appeler Micky. Sur un bureau trône un ordinateur où on l’enjoint de taper les souvenirs qui lui reviennent. Un téléphone lui permet de joindre le centre d’assistance. Cette situation, qui n’est pas sans rappeler „Travels in the Scriptorium“ de Paul Auster, est d’autant plus anxiogène qu’on n’en apprend guère sur ceux qui enferment l’homme dans son studio minuscule. Parce que Micky trouve un peu tristounet les quatre murs grisâtres, l’on commence à y projeter des fenêtres donnant sur l’extérieur ainsi qu’une porte révélant une cuisine que traverse parfois une silhouette fugace. Peu à peu, ces projections virtuelles prennent vie, jusqu’à ce que la femme dont Mickey observe une partie de vie par l’entrebâillement (fictionnel) de la porte (fictionnelle) commence à se mettre dans son lit.

Drôle et dérangeant

Dans „Tabula rasa“, qu’on peut considérer comme le sosie bizarre de „Never Let Me Go“ de Kazuo Ishiguro, un jeune garçon surdoué, atteint de progéria, vit dans un mystérieux orphelinat qu’il rêve de quitter – jusqu’au jour où il découvre qu’il est un clone d’Hitler créé dans le seul but de venger les victimes de la Shoah. Et dans „Incident au fond de la galaxie“, qui se glisse entre les nouvelles sous forme d’un échange de courriels, un client veut réserver, le jour de la Shoah, une escape room pour y divertir sa mère, qui se trouve en fauteuil roulant. Quand le directeur de l’escape room lui fait savoir qu’il se sentirait mal à l’aise d’ouvrir son terrain de jeu en un jour „destiné à nous unir autour d’un événement terrible et traumatisant“, l’échange entre les deux hommes ne tardera pas à s’envenimer: „Je ne vois aucune raison à la fermeture de votre escape room ce jour-là“, écrit le futur client. „Après tout, la salle est consacrée aux corps célestes et, à ma connaissance, ils n’ont pas dévié de leurs trajectoires pendant que six millions de Juifs étaient envoyés à la mort.“ 

En quelques pages par nouvelle, Keret réussit à créer des mondes fugaces, à évoquer des tranches de vies d’êtres perdus, à portraiturer des situations dérangeantes, drôles, touchantes. Ses chutes sont souvent surprenantes, jamais faciles et se posent, comme le font les meilleurs films des frères Coen, comme de merveilleuses réflexions métaphysiques, interrogeant de surcroît, parfois avec une limpidité insoutenable, le passé traumatique du peuple juif.

Info

Etgar Keret, „Incident au fond de la galaxie“, Editions de l’Olivier, 2020, 234 pages, 21,50 euros