Le premier constat que l’on peut faire à la mi-temps de ce match présidentiel 2022 est qu’aucun des trois candidats arrivés en tête, autrement dit les deux futurs finalistes et Jean-Luc Mélenchon, lesquels se dégagent très largement de tous les autres, n’appartient aux grands partis qui ont assuré jusqu’à présent, en alternance, le fonctionnement régulier de la Ve République. A savoir la droite classique (notamment gaulliste) et la gauche socialiste, même si le dernier cité fut, un temps, ministre PS du gouvernement de Lionel Jospin.
On pourra trouver cette observation un peu anecdotique, en particulier à propos d’un scrutin marqué par la personnalité des candidats presque autant que par leur affiliation partisane. Il n’empêche: ce bloc des trois premiers du premier tour représente à peu près les trois quarts des suffrages exprimés dimanche. Et leur commune victoire (commune, oui, car même arrivé en troisième position, ce qui le privera de second tour et donc de toute chance d’accéder à l’Elysée cette fois-ci encore, le score de Mélenchon est pour lui un vrai succès) dit beaucoup de choses sur l’usure du présent système, et, peut-être plus encore, du personnel politique qui, à droite, au centre et à gauche, veut encore inscrire son action dans ce cadre.
On en pourrait trouver d’autres signes en constatant par exemple que le total des voix d’extrême droite, entre Marine Le Pen, Eric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan, surtout si l’on y ajoute le régionalisme gentiment passéiste et réactionnaire de Jean Lassalle, dépasse clairement le tiers des suffrages. Ou encore que les candidats „anti-système“, d’un extrémisme à l’autre, totalisent nettement plus que la moitié des voix. Quant à Eric Zemmour, pourtant l’un des grands perdants de ce premier tour, il pouvait hier se flatter, par l’intermédiaire de l’un de ses lieutenants, que son score – pourtant jugé modeste, à quelque 7% – représentait plus que le total des voix de la droite et de la gauche modérées …
Une extrême personnalisation
De quelque façon que l’on aborde le décompte des suffrages exprimés lors de ce premier tour, il est donc clair que ce qui s’est passé dimanche va bien au-delà d’une simple percée – ou au contraire d’un simple recul, voire d’un effondrement de tel ou tel parti, de telle ou telle personnalité, même si le phénomène est aussi bien réel pour Mmes Valérie Pécresse à droite ou Anne Hidalgo à gauche, pour ne citer qu’elles. Leur déroute pourrait bien, d’ailleurs, introduire des reclassements dans leur famille politique respective.
Quoi qu’il en soit, ce bouleversement ne peut guère être expliqué par l’abstention: avec 26,31%, elle reste certes la deuxième plus importante pour une élection présidentielle après celle de 2002 (déjà fatale à la gauche et propice à Jean-Marie Le Pen, au contraire, pour accéder au second tour); mais elle n’a pas atteint les chiffres vertigineux qu’on lui prédisait sur la base des sondages, et semble de surcroît avoir sévi dans l’ensemble des électorats. Et il semble probable qu’elle recule un peu le 24 avril, pour le second tour, où le choix sera à la fois simplifié et dramatisé.
Dans l’immédiat, la reconduction du duel Macron/Le Pen de 2017, dont les sondeurs assuraient que les Français ne voulaient surtout pas – ce qui ne les a pas empêchés de le rééditer par leurs votes, en 2022, en faveur de l’un et de l’autre des finalistes d’il y a cinq ans – va certainement susciter une extrême personnalisation de la campagne durant l’entre-deux-tours. Et cela sous le signe du „Tout sauf…“: „Tout sauf Emmanuel Macron“ chez Mme Le Pen, qui veut faire du deuxième tour une sorte de référendum pour ou contre Macron (et bien sûr, en l’occurrence, résolument contre!); et, à l’inverse, „Tout sauf Marine Le Pen“ chez le président sortant.
Pourquoi le „Front républicain“ est mort
Lequel, de toute façon, s’est déjà résigné à constater la disparition de fait du fameux „front républicain“ consistant, pour faire barrage à l’extrême droite, à fédérer le temps d’un scrutin toutes les autres forces politiques du pays. Disparition qui s’explique sans doute par la conjonction de trois phénomènes.
D’abord, Mme Le Pen n’est plus vraiment considérée par ses adversaires, si elle le fut réellement jamais, comme une menace pour la République, même si plusieurs aspects essentiels de son programme hérissent encore une large majorité de Français. Ensuite, un tel „front“ suppose la conjonction de partis et de personnalités qui sont par ailleurs en désaccord sur à peu près tout le reste. Enfin, l’extrême gauche considère qu’il s’agit là d’un marché de dupes, consistant à offrir à la droite modérée des triomphes à bon compte, tel celui qui avait permis à Jacques Chirac d’être réélu avec 82% des voix en 2002 face à Jean-Marie Le Pen.
L’hôte actuel de l’Elysée s’est au demeurant ingénié, durant son quinquennat, à mettre en scène par avance son prochain face-à-face avec la présidente du Rassemblement national. Celle-ci se sera retrouvée promue „meilleure ennemie personnelle“ d’un Macron qui ne demandait pas mieux que de réitérer devant les Français, entre autres épisodes, le débat télévisé où il avait terrassé sans beaucoup de peine sa concurrente d’extrême droite. Et Mme Le Pen elle-même ne semblait pas mécontente de ce positionnement de „première opposante“, dont elle entendait tirer les bénéfices pour l’échéance de cette année.
L’y voici, avec une image sensiblement améliorée, un électorat encore élargi, un programme moins absurde qu’il y a cinq ans (sur l’Europe notamment) et quelques réserves de voix, en particulier chez les électeurs d’Eric Zemmour, lequel les a évidemment appelés à voter pour elle contre le président sortant, lequel se trouve de surcroît contraint, cette fois-ci, de défendre son bilan, économique, social, diplomatique et même sanitaire. Mais le souvenir de ce débat télévisé de 2017 reste trop cuisant dans les souvenirs de Mme Le Pen pour qu’elle ne s’y prépare pas de manière intensive. Deux journées complètes ont en particulier été bloquées à cette fin sur son agenda.
Amer constat
Mais au-delà du choc de deux personnalités, et de deux visions de l’avenir politique de la France, tant à l’intérieur de ses frontières qu’en Europe et sur la scène mondiale, le prochain président – dont les premiers sondages laissent entendre qu’il pourrait bien être, mais de justesse, le sortant – devra faire face à une situation socio-politique nouvelle.
Cette situation, c’est la division de l’électorat français en deux grands blocs qui ne sont plus ceux de la gauche et de la droite, mais celui de la population relativement aisée, éduquée, citadine et pro-européenne, qui se reconnaît (à peu près…) en Macron, et puis celui de la France plus rurale, socialement plus modeste, plus nationaliste aussi, car elle se sent exclue de la mondialisation et même de la construction européenne, et qui, avec des motivations plus voisines qu’elle ne le croit elle-même, se sent bien mieux représentée par Mélenchon ou Le Pen, deux extrêmes réunis par un même populisme.
Ce n’est sans doute pas une situation exclusivement française; et les événements qui y ont conduit ne peuvent honnêtement pas être tous inscrits au passif d’Emmanuel Macron. Mais pour un président qui avait fondé sa brillante conquête du pouvoir sur l’idée qu’il allait permettre de surmonter les divisions sociales et les clivages idéologiques qui déchiraient l’Hexagone, le constat, illustré avec une cruelle insistance par l’élection en cours, doit tout de même avoir quelque chose de terriblement amer.

De Maart
Wie gesagt,man soll die Grippe nicht mit der Pest bekämpfen.