LittératurePortrait du patriarcat en creux: „Fabriquer une femme“ de Marie Darrieussecq

Littérature / Portrait du patriarcat en creux: „Fabriquer une femme“ de Marie Darrieussecq
Marie Darrieussecq est écrivaine, traductrice et psychanalyste Photo: archive Editpress/Hervé Montaigu

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Marie Darrieussecq soulève des questions fondamentales à travers les destins croisés de deux jeunes femmes, leur éducation sentimentale, sexuelle, sociale et politique dans les années 80. Une époque révolue?

Le dernier roman de Marie Darrieussecq suit deux amies d’enfance, Rose et Solange, originaires du même petit village au Pays basque, depuis leurs années lycée jusqu’à un âge adulte avancé. Nous replongeons dans les années 1980 (l’époque de Mitterrand, l’épidémie du Sida, mais également la chute du mur de Berlin, …), entraînés par les allusions et références (musique, littérature, cinéma, culture populaire …) dont l’autrice parsème son texte, pour constituer une sorte de radiographie de la fin du siècle dernier, un portrait de la génération dite „X“, dont elle-même est issue. Durant toute la première moitié du récit, „D’après Rose“, nous nous intéressons à Rose, une jeune lycéenne qui vit ses premières amours et expériences sexuelles, tandis que sa meilleure amie Solange subit les affres d’une grossesse non désirée. Si l’on découvre l’ouvrage en étant vierge des critiques, avis et entretiens parus autour de sa sortie, la première moitié du récit a de quoi déconcerter: constitué d’impressions, d’anecdotes et scénettes, il manque de corps, de liant, d’une intrigue forte et motrice qui entraîne et illustre le solide concept annoncé par le titre. Suffit-il en effet de raconter l’adolescence d’un personnage pour disséquer ce qu’est la „fabrication d’une femme“?

Et puis les personnages secondaires (Christian, Marcos, les amis, …) peinent à s’incarner dans notre imaginaire, faisant l’effet de présences floues plutôt que de véritables protagonistes. Plus problématique encore, l’amitié de Rose et Solange, dont la quatrième de couverture laisse entendre qu’elle représente le cœur du récit, est à peine dessinée, et l’on se demande pourquoi Darrieussecq nous empêche de plonger au cœur de la relation des deux jeunes femmes, pourquoi elle nous prive d’en goûter les enjeux, les conflits, de ressentir la douleur causée par l’éloignement grandissant de Rose et Solange. La langue elle aussi peut sembler par moments inégale, ou trop hétérogène, fluctuant de manière parfois très abrupte entre les registres et tournures, entre un point de vue interne ou de narration, jusqu’à créer une zone grise qui ajoute au sentiment de ne pas vraiment savoir quelle est l’histoire qu’on veut nous raconter, par qui elle nous est racontée, ni pourquoi on nous la raconte.

Mais le flou et la sourde frustration qu’on pouvait éprouver se dissipent avec la lumière d’un sous-titre, „Selon Solange“, qui annonce la deuxième partie du livre. Tout s’éclaire alors. Le fait de plonger dans le point de vue de Solange nous permet de relier les points entre eux jusqu’à ce qu’une forme reconnaissable se distingue enfin. Le portrait de l’amitié des deux jeunes femmes est à présent complet. Tout ce qui était resté en suspens trouve désormais un sens. Il apparaît même une tension, un suspense, une curiosité: comment Solange a-t-elle vécu les événements qui semblaient simplement esquissés „d’après Rose“? Qu’est-ce que son regard et son expérience vont nous permettre de découvrir et comprendre de ces vies qui paraissaient jusqu’à présent relativement fades, de ces récits qui manquaient d’intention, de propos? Pas de coup de théâtre, d’insoutenable mystère ou d’affaire criminelle à résoudre, simplement le plaisir de plonger dans la psychologie des personnages, pour voir où ils se rejoignent et où ils s’éloignent. On savoure le tableau qui est fait d’une époque contrastée, et la façon dont Darrieussecq joue avec les histoires – ce qu’elle en révèle, ce qu’elle en cache, ce qu’elle nous en fait deviner.

Un effet de litote

A travers le récit de Solange, le titre du livre trouve également son sens, sa justification: c’est bien de construction, d’identité et de genre que le livre traite. Darrieussecq nous raconte la construction de jeunes femmes dans une société et une époque précises, et met subtilement en lumière le rôle joué par le patriarcat. Par fines touches, elle nous donne à ressentir le machisme, les barrières, les oppressions, l’inégalité et la normalisation de mille et une violences de genre. Comme dans un effet de litote, elle nous permet d’éprouver plus fortement encore l’impact de traumatismes dont nos héroïnes ne parlent le plus souvent pas, dont elles ne prennent parfois pas note, qu’elles acceptent comme faisant partie du tout – comme un fatum. Ce faisant, Darrieussecq nous invite à tirer nos propres conclusions de ce monde duquel nous venons, de ce que nous portons encore inconsciemment en nous, de la façon dont nous nous sommes construits dans un statu quo. Et pose indirectement de nombreuses questions: Que reste-t-il de cette époque aujourd’hui? Nous en sommes-nous vraiment éloignés? Avons-nous réellement progressé, ouvert les yeux, parlé, changé? La révolution féministe a-t-elle eu lieu?

On connaissait les personnages de Rose et Solange pour les avoir déjà croisés dans „La Mer à l’envers“, „Clèves“ et surtout le marquant „Il faut beaucoup aimer les hommes“. Darrieussecq reprend certaines scènes et thématiques de ce dernier ouvrage, paru il y a plus de dix ans, pour clore la troisième et dernière partie de „Fabriquer une femme“. On pourrait voir dans cette façon d’achever son récit un cri d’alarme, une exhortation à reconnaître ce dont nous continuons d’être pétris. Car si nous ne prenons pas activement conscience de cet état de fait, la transformation ne se fera pas, et il sera donc illusoire d’espérer bâtir un avenir juste et égalitaire.