CinémaMémoire d’une Chine en disparition: Rencontre avec le réalisateur Wang Bing

Cinéma / Mémoire d’une Chine en disparition: Rencontre avec le réalisateur Wang Bing
Le réalisateur chinois Wang Bing à la 76e édition du festival de Cannes en mai 2023 Photo: AFP/Christophe Simon

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Entre étalonnage du prochain film au Luxembourg, l’exposition au Cercle Cité et masterclass lors du Luxembourg City Film Festival, où il était invité d’honneur, nous avons pu rencontrer le grand réalisateur Wang Bing.

Son entrée sur la scène de cinéma en 2002 avec son „Tie Xi Qu: A l’Ouest des rails“ – film de neuf heures sur la disparition d’un énorme site sidérurgique – fut monumentale. Depuis lors, et confirmé à maintes reprises, il est désormais le chroniqueur de la condition chinoise post-révolutionnaire. On abordait entre autres la jeunesse chinoise de son film „Jeunesse“ (Le Printemps), co-produit par la société de production luxembourgeoise Les Films Fauves, évidemment, mais aussi ses convictions politiques ainsi que s’il pouvait s’imaginer de faire des films en pellicule. Une rencontre avec un homme pragmatique à tous les niveaux.

Tageblatt: Comment est-ce que vous vous êtes retrouvé dans la région Zhili, chez les jeunes des ateliers de confection de la Happiness Road?

Wang Bing: En 2014, j’étais dans la province de Hunan pour un film et j’ai rencontré certains jeunes gens. Ils me disaient qu’ils iraient en Zhejiang pour chercher du travail. Ils ne savaient même pas le nom de la ville. Curieux, je décidais de les suivre. On y allait ensemble et on arrivait à Zhili. Et c’est là que je découvrais cet énorme et vaste endroit avec ces ateliers. C’est comme ça, avec eux, que je l’ai découvert. Et c’est seulement après que j’ai décidé d’en faire un film. Sur eux et sur les ateliers.

Pendant la masterclass à la Cinémathèque, vous avez parlé de votre intérêt initial pour l’architecture bien avant de passer au cinéma. Est-ce que l’architecture de Zhili vous inspirait aussi?

Je n’étais pas vraiment inspiré de l’architecture là-bas. C’étaient les gens qui y vivent et travaillent qui m’inspiraient. L’architecture de ces bâtiments sert à deux choses seulement: pour y dormir et pour y produire. Ce sont des immeubles très anodins. Par contre, l’ouverture de l’endroit est très intéressante. Ce n’est pas une usine fermée. Les gens peuvent y aller et se balader d’une rue à l’autre, d’un atelier un autre. Cette ouverture de l’espace m’intéressait beaucoup.

C’est justement la surprise de votre parti pris. Le sujet de votre film – les conditions de vie et de travail autour des ateliers de confection en Asie – est très chargé. Ces ateliers racontent beaucoup sur le monde mondialisé. La drague, la musique, les bagarres, la vie des jeunes quoi – „Jeunesse“ (Le Printemps) par contre se focalise sur le côté humain des gens qui y travaillent. C’était un impératif instantané pour vous de le faire comme ça ou est-ce que cela se manifestait au fur et à mesure des cinq années que vous avez passées à leurs côtés?

Le travail qui est demandé dans les ateliers en est un, qui exige un effort physique considérable. Et les gens doivent travailler rapidement. Cette vitesse, ce sont les jeunes en général qui en sont capables. Ils ont le physique, l’énergie et la souplesse exigés de la main d’œuvre. Et c’est pourquoi les jeunes constituent la grande majorité de la masse des travailleurs. Ce n’était pas vraiment un choix à faire de se concentrer sur les jeunes gens dans les ateliers.

Parlant de la rapidité exigée – on a l’impression, parfois, que les images passent en accéléré, tellement les mouvements des mains autour des machines sont rapides.

C’est vrai, mais bien sûr que non – aucune image ne fut accélérée pendant la post-production.

Votre cinéma est souvent lu comme un cinéma sur la disparition dans le contexte d’une Chine post-révolutionnaire. Même si ces disparitions sont déclinées de manière différente – la disparition dans „Tie Xi Qu: A l’Ouest des rails“ n’est pas la même que dans „Madame Fang“ ou „Les âmes mortes“. Si quelque chose disparaît dans „Jeunesse“ (Le Printemps), c’est quoi précisément?

A partir des années 90, la Chine a noué des liens très forts avec le monde entier sous le signe de la mondialisation. Surtout sur le plan économique. Cette période d’expansion durait jusqu’à la pandémie. Si quelque chose doit disparaître, c’est tout ce qui est lié à cette période. En effet, j’ai l’impression que cette période d’expansion est vraiment en train de disparaître, voire de changer dans une autre direction.

Vous annoncez une nouvelle trilogie de films?

Non, non, pas maintenant. On finit d’abord cette trilogie. Ça a déjà pris beaucoup de temps.

Parlons de cette trilogie alors. Nous nous sommes habitués au fil des ans à des films un peu plus longs. Maintenant, vous proposez trois films d’une durée beaucoup plus digeste. Pourquoi cette décision de couper en trois parties?

C’était une décision au niveau de la production. On a quand même commencé le travail sur ce projet en 2014. Les 2.600 heures de rushes et le grand nombre de personnages et situations demandent tout de même deux ans de travail en post-production. Un projet soutenu à travers plusieurs pays et fonds de soutien. Et après le tournage de cinq ans et la post-production, tout le processus fut retardé avec le Covid. A un moment donné, les instances de soutien ont tout de même voulu que le film soit fini. Donc une fois la première partie achevée, on a décidé de la faire sortir comme film entier, afin, aussi, d’alléger la pression de tous les côtés.

Vu les heures de rushes qui s’accumulent pendant vos tournages, pouvez-vous imaginer de faire du cinéma avant l’ère du digital avec de la pellicule?

Pendant l’ère de la pellicule, sans outil numérique, le nombre d’heures de rushes était toujours lié au coût de la production. Plus on filmait, plus le film était cher. Il s’agissait de bien planifier au préalable. Mais un documentaire bien planifié au préalable devient une question de mise en scène. Et cela va de pair avec une perte de liberté pour moi.

Je me pose souvent la question de vous comme individu et citoyen chinois avec une sensibilité politique. En décembre dernier, vous avez cosigné, avec beaucoup de réalisateurs et réalisatrices, un appel à un cessez-le-feu immédiat au Gaza. Comment est-ce que vous combinez vos films, intrinsèquement politiques, avec vos convictions politiques personnelles?

Ce qui m’inspire ne sont pas forcément des événements immédiats. Par contre, des choses qui s’installent à long terme, m’inspirent beaucoup. Si je décide de faire des films sur les sujets et des gens de la Chine d’aujourd’hui, je vais forcément parler du régime autoritaire du pays, sous lequel les gens vivent.

Ces derniers douze mois, vous n’avez pas seulement fini „Jeunesse“ (Le Printemps), mais vous avez réalisé aussi „Man in Black“ (disponible sur arte.tv). Un film réellement court, avec une forme fondamentalement différente et après – même si vous n’êtes pas le seul à opérer une caméra sur „Jeunesse“ – vous ne touchez pas à la caméra du tout pour inviter Caroline Champetier (directrice de la photographie e.a. sur „Holy Motors“ de Leos Carax, „Toute une nuit“ de Chantal Akerman ou la coprod luxembourgeoise „Hannah Arendt“ de Von Trotta) à vos côtés. Est-ce qu’un film comme ça vous est nécessaire après un projet de mammouth comme la trilogie?

C’est un processus assez naturel. Pas délibéré du tout. On a voulu faire ce film depuis très longtemps, depuis 2019. D’abord, on n’avait pas trouvé l’argent tout de suite, après le lieu, les Bouffes du Nord à Paris n’étaient pas libres. Il était impossible de trouver un créneau de disponibilité. Mais enfin, après la pandémie, on a pu décrocher un créneau au théâtre. Et avec Wang Xilin et son âge avancé, il fallait faire vite. Sans attendre encore plus. En ce qui concerne la „chef op“ – on est bons amis avec Caroline Champetier. Et pendant que j’utilise en général des petites caméras sur mes films, il nous fallait, dans ce lieu fixe, une caméra assez lourde et du matériel pour s’occuper du son et des lumières. Et j’avoue, je n’en ai plus l’habitude. Il fallait confier ça à une personne de confiance, qui sait bien faire. Et elle a fait remarquablement. Vu le nombre de jours de tournage limité – on avait trois jours seulement –, il fallait préparer tout ça avec Caroline au préalable. En regardant le film maintenant, je suis content d’avoir pris le choix de travailler avec elle.