Les retraites: un enjeu de société fondamental (3)La hantise d’un poids démesuré du régime général de pension public

Les retraites: un enjeu de société fondamental (3) / La hantise d’un poids démesuré du régime général de pension public
Selon l’„Ageing Report“ de la Commission européenne, 29,7% de la population seront âgés de plus de 65 ans en 2070 Photo: Editpress/Didier Sylvestre

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L’interview de la ministre de la Sécurité sociale au Lëtzebuerger Land du 5 janvier dernier était significative: „Notre système est basé sur une croissance permanente. En 1999 déjà, l’IGSS avait calculé qu’à long terme, il faudrait prélever intégralement 50% de ce que les gens ont créé pour payer les retraites, avec un taux de cotisation de 24%. (…) Cet argent est perdu pour l’économie.(…) Les mécanismes mis en place en 2012 permettent de rester dans les environs de 35%, mais cela représente toujours plus d’un tiers de la masse salariale sur laquelle les cotisations sont prélevées. A cela s’ajoute la part croissante des pensions que nous exportons vers d’autres Etats. (…) En 2012, lors de la réforme des retraites, Luc Frieden était présent en tant que ministre des Finances, et il était déjà question du ,triple A‘ par rapport à la dette publique et à la dette implicite.)“1)

Semer le doute, mettre en avant des conflits et proposer des remèdes partisans …

La mise en question de la longévité des régimes publics d’assurance pension a une longue tradition dans l’idéologie (néo)libérale: pensions de retraite trop élevées par rapport aux cotisations payées, nombre insuffisant de cotisants par rapport au nombre de pensionnés, jeunes cotisants „exploités“ par les retraités, avec, à la clé, un conflit intergénérationnel, coûts insupportables pour les entreprises et nuisibles pour la compétitivité de l’économie. Et les remèdes qui s’ensuivent sont archiconnus aussi: au Luxembourg, il s’agirait maintenant primo de réduire le montant des pensions futures issues du régime général – c’est ce que la réforme de 2012 a déclenché et que la nouvelle ministre voudrait accélérer – et secundo de renforcer les pensions complémentaires d’entreprise (2e pilier) et les contrats de prévoyance vieillesse privés (3e pilier) – c’est ce qui a été annoncé tant par le programme gouvernemental que par la ministre. L’augmentation de l’âge à la retraite, autre cheval de bataille néolibéral, a été pour le moment écartée par la ministre pour des raisons d’efficience: „Nous n’avons pas besoin d’augmenter l’âge légal de départ à la retraite de 65 à 68. L’impact sur les dépenses de la caisse serait probablement faible. Et son effet ne se manifesterait qu’après 40 ans.“2)

Cette dernière mesure serait d’ailleurs très mal acceptée au Luxembourg, comme il ressort du Polindex 2023 de l’Université du Luxembourg3).

Dans l’interview citée, la ministre fait deux déclarations très contestables. Elle met en évidence d’une part que nous exportons une part croissante des pensions vers d’autres pays. Or, ceci est un corollaire du fonctionnement de l’économie luxembourgeoise, dépendante de l’immigration et de la main d’œuvre transfrontalière, qui n’a strictement aucun rapport avec le financement des retraites. La ministre aurait tout aussi bien pu évoquer le déménagement de plusieurs milliers de Luxembourgeois de l’autre côté de la frontière parce qu’ils ne trouvent plus de logement abordable chez eux et de ce fait deviennent des frontaliers de leur propre pays. La ministre insinue d’autre part que le prélèvement à long terme (à la fin de la période examinée, c’est-à-dire en 2070), de 50% de ce que les gens auraient créé, pour payer les retraites, constituerait une perte pour l’économie. En fait, cette déclaration est symptomatique de son raisonnement biaisé: d’abord, les 50% ne seraient pas prélevés sur la valeur ajoutée produite, mais sur les salaires bruts. Ensuite, ces hypothétiques 50% ne disparaîtraient pas dans la nature, mais seraient versés aux retraités, qui les consommeraient ou les épargneraient/les investiraient, de sorte qu’ils retourneraient dans le circuit économique. Taire cela et assimiler les prélèvements sociaux essentiellement à un facteur de coût réduisant la compétitivité des entreprises et mettant en question le „Triple A“ mobilise le cheval de bataille du néolibéralisme qu’est la réduction des charges sociales.

… au lieu de pousser l’analyse et tenir compte de la réalité 

Il ne peut s’agir d’ignorer les hypothèses et les conclusions du bilan technique du régime général d’assurance pension de février 2022 dont voici des extraits essentiels4):

Pourtant: invoquer la „crise du régime général d’assurance pension“ doit impliquer une discussion sur la répartition des fruits de la production entre les salariés actifs et les retraités5) d’un côté et les propriétaires du capital de l’autre. Refuser cette discussion ne peut mener qu’à des remèdes partisans, qui ont pour but de continuer la politique de répartition inégalitaire vécue par le salariat depuis 40 ans et qui est en train de s’accélérer. Il faut donc élargir l’analyse tant d’un point de vue économique que démographique.

Le Luxembourg, un pays à basse pression fiscale

Au Luxembourg, le maintien des charges sociales à un bas niveau fait partie de la politique de compétitivité internationale6) menée par les gouvernements successifs et par le gouvernement en place. Depuis le milieu des années 1990, on a assisté au transfert massif de charges sociales des entreprises vers l’Etat luxembourgeois (cotisation pour allocations familiales prise en charge par l’Etat; subventionnement par l’Etat de la mutualité des employeurs, et cela au-delà du but initialement prévu7)), des institutions de la sécurité sociale vers les assurés (participation des assurés au coût des prestations), et aussi à la réduction de la base cotisable (heures supplémentaires, majoration du travail de nuit et des jours fériés). Il n’est donc pas étonnant qu’au niveau de la pression fiscale dans son ensemble comprenant tant les impôts que les cotisations sociales, la compétitivité de l’économie luxembourgeoise n’est plus à assurer, comme le montre le tableau récapitulatif de la pression fiscale dans les Etats membres de l’UE (année 2021)8).

A noter que les dépenses de pensions dans l’Union européenne ont augmenté ces dernières années. Selon les données d’Eurostat, en 2020, la part des dépenses de pensions dans le produit intérieur brut (PIB) a atteint 13,6%  dans l’ensemble de l’Union européenne à 27 pays. Or, bien que le pourcentage correspondant au Luxembourg soit largement inférieur à cette moyenne (10,12% en 2021), l’augmentation des cotisations constitue dans la discussion actuelle de réforme du système de pension un sujet quasiment tabou.

Un pays avec une part salariale relativement faible

La participation des salariés à la répartition primaire de la valeur ajoutée est évidemment essentielle. Le graphique de la CSL9) montre qu’au Luxembourg, la part salariale est généralement inférieure dans les entreprises non-financières à celle en France, en Allemagne et en Belgique. Le faible pourcentage des cotisations sociales au Luxembourg explique peut-être cette différence.

Evolution de la part salariale dans la valeur ajoutée brute

Pour ce qui est de l’évolution du taux de marge10) des sociétés non-financières, il ressort d’une carte11) de la CSL qu’entre 2008 et 2020, il a augmenté au Luxembourg entre 0 et 5%. Ce n’est qu’en Irlande que la croissance du taux de marge a été plus forte encore, tandis que dans les autres pays limitrophes du Luxembourg, sauf en Belgique, il a diminué.

Evolution du taux de marge des sociétés non-financières entre 2008 et 2020

On peut déduire de ces données économiques que du point de vue des détenteurs du capital, la situation concurrentielle des entreprises luxembourgeoises n’est nullement défavorable, bien au contraire. Quant à la question de l’augmentation de la productivité, c’est une problématique actuellement très controversée. Au cours des cent dernières années, la productivité n’a cessé d’augmenter grâce aux progrès technologiques énormes, donnant lieu à de moins en moins de main-d’œuvre pour produire de plus en plus de biens et services. L’augmentation de la productivité est allée de pair avec l’augmentation des salaires et la réduction du temps de travail. 

Or, dans les services qui prévalent très largement au Luxembourg, les gains de productivité sont particulièrement difficiles à appréhender et le patronat a profité de cette incertitude pour aiguiser un discours alléguant une stagnation, voire une diminution de la productivité.12) Le but est clair: contrecarrer toute argumentation en faveur d’une répartition des gains de productivité. Alors que la technicité du débat empêche de l’étaler dans le cadre d’un article grand public, il n’y a aucun doute que la productivité continue et continuera d’augmenter. On n’a qu’à penser à l’intelligence artificielle, pour mesurer le défi que posera la défense des intérêts du salariat face à cette révolution technologique.

Tenir compte des changements démographiques dans la répartition

Le dernier „Ageing Report“ de la Commission européenne, publié en 202113), avec les données qu’il contient pour le Luxembourg, constitue, à côté du Bilan technique du régime général d’assurance pension de l’IGSS datant de 2022, la deuxième base pour décrire la situation du financement de la sécurité sociale des personnes âgées dans notre pays. Outre le régime général de pension, il comprend également les régimes des fonctionnaires de la fonction publique et des employés des chemins de fer. 

Ses simulations à long terme montrent pour le Luxembourg un doublement des dépenses de pension de tous les régimes entre 2019 et 2070, passant de 9,2% à 18% du PIB. Après déduction de l’impôt sur le revenu, la charge nette s’élèverait à 15,2% du PIB en 2070 (= augmentation nette de 6% par rapport à 2019). Les simulations de l’„Ageing Report“ intègrent également les dépenses publiques en matière de santé, de soins de longue durée et d’éducation. Ainsi, du point de vue de l’„Ageing Report“, toutes les dépenses liées à l’âge au Luxembourg sont chiffrées en termes bruts à 27,3% du PIB 2070. En 2019, cette part était de 16,8% en brut (15,4% en net). Cela donne en net, après déduction de l’impôt sur le revenu des pensions, une part du PIB de 24,5% (= augmentation nette de 9,1% par rapport à 2019). Toutefois, alors qu’en 2019, environ 14,5% de la population était âgée de plus de 65 ans, cette proportion est estimée à 29,7% en 2070 selon l’„Ageing Report“ (=augmentation de 15,2% p.r. à 2019).

Cela correspond bien à l’étude de la Chambre des salariés „Viabilité à long terme du système de pension“, qui en 2010 estimait la part des dépenses de vieillissement (dépenses pour pensions comprises) à 27,8% en 2050. Et de demander: „Serait-ce un prix trop important à payer de prélever une partie supplémentaire relativement plus importante sur l’augmentation de la richesse économique pour, à la fois, assurer le bien-être de notre population vieillissante et préserver l’assurance vieillesse publique, l’une des grandes conquêtes sociales du XXe siècle? Peut-on réellement prétendre vouloir à la fois sauver le système de retraite par répartition et réfuter toute hausse des cotisations sociales qui le financent ou l’intervention potentiellement nécessaire de financements de source fiscale supplémentaires? “14)

En présence de plus de personnes âgées, qui, ne l’oublions pas, ont elles-mêmes travaillé pendant des décennies, une plus grande partie de la richesse produite doit leur revenir, si on veut répartir celle-ci de manière équitable. Ce qui serait injuste en revanche, ce serait permettre que des nantis actuels se réservent à l’avance une plus grande part du gâteau qui sera produit demain, via des assurances-pension privées financées à l’aide de déductions fiscales, et cela aux dépens du système public de retraite! Les mêmes gens qui invoquent le conflit intergénérationnel lorsqu’une augmentation des cotisations est envisagée n’y voient curieusement aucun problème.

Dans l’esprit d’un véritable contrat intergénérationnel, il s’agira, dans l’article suivant, d’aborder le financement élargi du régime général de pension. 


Guy Foetz est économiste
Guy Foetz est économiste Photo: Editpress/Fabrizio Pizzolante

1) Version originale dans l‘interview publiée au „Lëtzebuerger Land“ du 5 janvier 2024: „Unser System baut auf permanentem Wachstum auf. Schon 1999 errechnete die IGSS, dass langfristig 50 Prozent von dem, was die Leute erschaffen haben, integral heranzuziehen wären, um Renten zu bezahlen – bei einem Beitragssatz von 24 Prozent. Dieses Geld geht der Wirtschaft verloren. (…) Die Mechanismen, die 2012 eingeführt wurden, erlauben es, in der Gegend von 35% zu bleiben, doch das ist immer noch mehr als ein Drittel der Lohnmasse, auf die Beiträge erhoben werden. Hinzu kommt, dass der Anteil der Renten wächst, die wir in andere Staaten exportieren. (…) 2012 bei der Rentenreform war Luc Frieden als Finanzminister dabei, bereits damals ging es ums ‚Triple A‘ in Beziehung zu Staatsschuld und impliziter Schuld.“

2) Version originale: „Wir brauchen keine Erhöhung des gesetzlichen Renteneintrittsalters von 65 auf 68. Die Auswirkungen auf die Ausgaben der Kasse wären wahrscheinlich klein. Wirkung entfalten würden sie erst nach 40 Jahren.“

3) Université du Luxembourg, Chaire de recherche en études parlementaires; demos@uni.lu, Ilres, 2023.

4) IGSS, Bilan général 2022, pp. 58-58.

5) Avec la continuation du salaire, il s’agit de considérer le retraité comme un salarié auquel est attachée une qualification. C’est un être producteur de richesses sociales et économiques dont la pension vient reconnaître le travail libéré de la subordination. Un travail efficace et pourtant sans emplois et sans employeurs. (La retraite des syndicats, Nicolas Castel, La Dispute 2009, p. 13)

6) Le faible niveau des charges sociales au Luxembourg aurait un effet de cercle vertueux: les entreprises étant attirées au Luxembourg parce qu’elles paient peu de charges sociales, payent des impôts et permettent ainsi à l’Etat luxembourgeois de prendre en charge davantage de charges sociales par voie fiscale, et ainsi de suite. Cela correspond à la conception de tous les gouvernements depuis les années 1990 et tout particulièrement du gouvernement actuel: réduire les charges sociales et fiscales pour engendrer la croissance.

7= Entre 2006 et 2024, l’Etat luxembourgeois a versé 1.784,6 millions d’euros à la mutualité des employeurs. In: d’Lëtzebuerger Land du 15 mars 2024, p. 11 (Romain Hilgert, Zufallsgespräch mit dem Mann in der Eisenbahn).

8) Touteleurope.eu, le site de référence sur les questions européennes; données: recettes fiscales dans l’Union européenne en 2021; source: OCDE.

9) Source: CSL et Eurostat.

10) Le taux de marge mesure le pourcentage de la valeur ajoutée conservé par les entreprises après versement du coût du travail et des impôts liés à la production; il permet donc de suivre le partage de la valeur ajoutée entre les salariés et l’entreprise.

11) Source: Eurostat.

12) Il est symptomatique que le gouvernement vient de réanimer l’ancienne collaboration avec l’économiste Lionel Fontagné, qui avait, dans sa contribution au Bilan compétitivité 2006, fait écho de la baisse tendancielle des gains de productivité au Luxembourg. La CSL avait réagi à travers le fascicule „Compétitivité vs cohésion sociale“, 2 juillet 2009.

13) The 2021 Ageing Report, Economic & Budgetary Projections for the EU Member States (2019-2070), mai 2021.

14) Viabilité à long terme du système de pension, Eléments de réflexion, CSL, 11 février 2010.