Céline Sciamma et le regard féminin: Portraits incandescents d’une femme peintre et de son modèle

Céline Sciamma et le regard féminin: Portraits incandescents d’une femme peintre et de son modèle

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„Portrait de la jeune fille en feu“ s’inscrit dans la lignée féminine des précédents films de Céline Sciamma tout en se démarquant de l’enfance et l’adolescence de ses personnages, comme ce fut le cas dans „Tom Boy“ et „Bande de filles“.

De Corinne Le Brun

Le jury de Cannes a préféré décerner un prix du scénario qui récompense la portée féministe du film mais sous-estime sa beauté plastique – digne d’une toile de maître – et sa profondeur émotionnelle. Nous avons rencontré la réalisatrice.

Tageblatt: Au lieu de vous inspirer d’une portraitiste du 18e siècle reconnue, vous l’avez inventée. De quoi cela procède-t-il?

Globalement, il y avait l’envie d’une dynamique inventive sur tout le film. C’est rare qu’un film d’époque ne soit pas centré sur l’adaptation d’un livre ou d’un personnage historique. Je ne voulais pas faire un biopic sur le destin d’une femme exceptionnelle comme Elisabeth Vigée Le Brun, par exemple.

Le 18e siècle était une période très florissante pour les peintres femmes et, du coup, ça donnait envie de raconter toutes ces femmes et donc d’en inventer une pour penser à toutes en travaillant plus sous le regard d’une sociologue de l’art, peintre elle-même (NDLR: Hélène Delmaire). On a tenté de faire le portrait le plus incarné, le plus vrai, le moins anachronique. Je pense plus à Chantal Akerman qu’à Vermeer. Le niveau de la beauté est très haut, on s’autorise plus. On se pose aussi des questions du musicien, du romancier, on met le nez un peu partout. C’est pour ça que j’adore faire du cinéma.

Les autoportraits posent aussi la question de l’image de soi, très présente aujourd’hui …

Aujourd’hui, il y a une émergence de l’autoreprésentation et de l’image de soi qui a sans doute les mêmes vocations de circulation. Le portrait (du film), lui, a vocation à marier la jeune fille.

Hélène Delmaire la peintre qui est la doublure main de Marianne me confiait qu’avec Internet, il y a un retour de la peinture à l’huile et, dans le même temps, il procure une meilleure visibilité car les artistes sont très dépendants des galeries. D’ailleurs, j’ai trouvé Hélène Delmaire sur Instagram. J’ai essayé de faire un objet le plus contemporain possible et en se posant la question de la représentation des femmes par elles-mêmes.

Dans son autoportrait, Judith Leyster (peintre hollandaise du 17e siècle) se représente souriante, montrant ses dents. C’était audacieux. Elle invente une représentation de la femme comme Virginia Woolf réinvente la littérature, comme Chantal Akerman réinvente le cinéma. On se met dans cette filiation-là. On essaie de proposer d’autres fictions, d’autres rapports entre les personnages et, toujours, de filmer ces femmes comme des sujets et jamais comme des objets. C’est plutôt ça l’objet de ma réflexion.

Pour la première fois, vous avez choisi un casting de noms connus …

Mon désir premier était de faire un film avec des adultes et, du coup, de travailler avec des comédiens professionnels. Cela engage d’autres rapports collaboratifs ce qui était nouveau pour moi. J’ai eu envie de travailler avec Adèle (Haenel) à qui je confiais une nouvelle partition. Mais le premier rôle, je l’ai confié quand même à Noémie Merlant que je ne connais pas du tout. J’avais envie d’inventer un nouveau duo de cinéma.

Il fallait faire couple et faire croire fort à ce duo qui n’ait pas l’air d’être décidé, uniquement, dans un casting d’industrie. Noémie (Merlant) est arrivée comme une sorte d’évidence.

A partir du moment où elles étaient l’une et l’autre dans le cadre, Adèle et Noémie avançaient ensemble, avec une intensité grande de comédienne des deux côtés et une sensation de très grande égalité entre elles. Adèle a une très grande puissance de comédienne. En face, il faut quelqu’un qui tient haut son engagement, sans rapport de force, d’égale à égale, et en même temps avec beaucoup de puissance.

Le désir féminin est plutôt peu représenté au cinéma.

Le désir tout court est assez peu filmé. Tout le projet était de filmer l’amour pas à pas, la montée d’un désir, la question de la réciprocité et du passage à l’acte. Et de regarder ça comme une chronique palpitante de bascules, de regards, de troubles et de l’incarner.
Le désir des femmes est très peu filmé, le désir entre femmes, encore moins. Ce chantier est très excitant et, globalement, dans les choses qui ne sont pas représentées, il y a toujours une part de mélancolie, une grande excitation et une urgence à montrer des images. Pour moi, c’est un programme joyeux, d’autant plus joyeux qu’on sent une nécessité. Les forces de résistance sont très grandes. Ce film est une petite révolution. Je mène une bataille.

Après, les gens qui voient le film, cela change leur vie. En France, „lesbienne“, „féminisme“ sont des mots dont on prend très peu de nouvelles dans l’espace public. La seule information qu’on a, c’est la PMA (protection médicalement assistée). On se dit qu’on est vraiment à l’avant-garde. Le film vient combler le manque de représentation de la femme à plein de niveaux. Un film où il n’y a pas d’hommes est une expérience rare et précieuse.
Il provoque des sensations, des réactions.

C’est aussi l’occasion d’incarner la sororité, l’amitié, la solidarité féminine qui peut avoir pour effet d’abolir la hiérarchie de classe. Si on veut raconter l’intimité de ces personnages, il faut les soustraire au regard, surtout encore plus à cette époque. Pour sortir de la domestication permanente, de la convention que ces femmes sont obligées de vivre, il faut partager leur solitude.