150 ans de la Commune Exilé à Moestroff, exécuté à Paris: le fatal retour d’exil du général Clément-Thomas

150 ans de la Commune  / Exilé à Moestroff, exécuté à Paris: le fatal retour d’exil du général Clément-Thomas
Photomontage réalisé après la Commune, montrant le général et meunier de Moestroff exécuté pour l’exemple. A cet endroit s’élève désormais le Sacré-Cœur, monument construit pour expier la Commune de Paris. Photo: CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris

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Si le pont de Moestroff avait été construit plus tôt, la Commune de Paris aurait-elle connu un autre destin? C’est l’interrogation que peut susciter la trajectoire singulière du général Jacques-Léonard Clément-Thomas. Le 18 mars 1871, cet ancien habitant de Moestroff, rentré d’exil pour défendre la République française contre la Prusse, paie de sa vie sa conception particulière du peuple. 

Même s’il faudra encore dix jours pour que la Commune soit proclamée, c’est au 18 mars 1871 que l’on fait débuter l’insurrection parisienne qui va durer 72 jours. C’est un samedi, une journée enfin ensoleillée, qui éloigne le souvenir du rude hiver venu aggraver le siège de cinq mois que l’armée prussienne a fait subir à la population de Paris. Cela fait six semaines que la France a signé l’armistice et un peu plus d’un mois qu’une assemblée à majorité monarchiste a été élue pour l’entériner. Le peuple parisien, qui fournit le gros de la garde nationale stationnée à Paris, ne veut pas rendre les armes. Il en veut au gouvernement et au commandement d’avoir capitulé et d’avoir mis en danger la République, qui, au lendemain de la débâcle de Sedan du 4 septembre 1870, a remplacé l’Empire.

„Vous n’êtes que des émeutiers“

Venus récupérer 227 canons postés sur la butte de Montmartre, le général Lecomte et ses hommes sont pris à parti par la population et „son“ armée, la garde nationale. Quand il ordonne de tirer sur la foule, l’armée fraternise avec le peuple. Le général est fait prisonnier. Dès 10 heures, des vendeurs de journaux crient dans les rues „Surprise, Montmartre attaqué, canons pris, la Garde nationale fraternise avec l’armée, les soldats mettent la crosse en l’air, le général Lecomte est prisonnier!“, comme le raconte l’anarchiste Victorine Brocher dans son „Souvenir d’une mort-vivante“.

L’information circule rapidement dans toute la ville. Elle vient titiller les oreilles du général Clément-Thomas. Cela fait à peine peu plus d’un mois qu’il a abandonné le commandement supérieur des gardes nationales de la Seine, en regrettant de ne pas avoir pu faire davantage pour la patrie défaite. Sa femme préfèrerait qu’il ne sorte pas. Mais son avis est de bien peu de poids. Dans l’après-midi, il part en direction de la butte Montmartre. 

La nouvelle parvient à 10 heures au caricaturiste André Gil, fédéré malgré lui, qui racontera plus tard dans „Vingt ans de Paris“ sa journée passée à sillonner les quartiers populaires en joie et en armes, au cours de laquelle il assiste à l’arrestation du général Clément Thomas par trois personnes. La scène se déroule sur le boulevard de Rochechouart au pied de Montmartre. Il décrit „grand vieillard à barbe blanche, en pardessus gris, chapeau haut de forme, une canne à la main, droit, sec et propre’, qui détonne „ce jour-là, dans ces parages, où ne se voyaient guère que guenilles et uniformes“. Certains prétendent qu’on l’a vu faire le relevé d’une barricade, vieux réflexe de militaire. D’autres pensent qu’il était en route dans l’espoir d’obtenir la libération du général emprisonné. Que la curiosité ou l’orgueil ait causé sa perte, dans les deux cas, il fut démasqué comme un ennemi du peuple et arrêté.

Ce n’est pas seulement par la tenue mais aussi par son attitude que Clément-Thomas est condamné à son sort funeste. André Gil dit qu’il n’a pas su repartir quand la foule s’est amassée autour de lui. Le vicomte Beugnot, arreté le même jour, racontera plus tard son entêtement à tenir tête et la haine qu’il pouvait susciter: „L’arrivée de ce malheureux homme mit le comble à la rage de la foule.“ Clément-Thomas dit: „Ne parlez donc pas de votre République; vous ne savez pas ce qu’est la République. J’ai souffert pour elle toute ma vie. Vous, vous n’êtes que des émeutiers.“ Le général venait alors d’arriver dans un bâtiment de la Fédération de la garde nationale à Montmartre, dans la rue des Rosiers. Ni lui ni Lecomte n’en ressortent. Ils sont exécutés en fin d’après-midi dans la cour par des soldats et des gardes nationaux. 

Un châtelain énervé

Jacques-Léonard Clément-Thomas a payé pour son mépris du peuple. Celui qu’il avait exprimé en juin 1848, en participant activement aux massacres de juin commis sous les ordres du général Cavaignac. Celui qui avait guidé son action depuis ce jour de novembre 1870 où il a retrouvé son poste militaire. Mais aussi celui qu’il fit parfois ressentir entre ces deux dates, sur les bords de la Sûre.

L’avènement de la IIe République de 1848 lui a valu une ascension fulgurante. Elu député de l’assemblée constituante en avril 1848, il devient le mois suivant commandant de la garde nationale. Durant son mandat qui ne durera qu’un an, Clément-Thomas a eu le temps de se profiler en opposant du clan des Bonaparte, se faisant remarquant pour avoir forcé Louis-Napoléon à affirmer les ambitions qui lui feraient emporter fin 1848 la présidence d’une république qu’il transformerait en Empire trois ans plus tard. En retour, Napoléon III, en mars 1852, le contraint à l’exil. 

L’amnistie de 1859 ne le fait pas revenir. Il attend l’hypothétique chute de l’Empire pour regagner la France. Il faut dire que le natif du Sud-Ouest de la France s’est fait au déracinement. Après un séjour à Bruxelles, il a acquis, par adjudication publique, au début de l’année 1855, le domaine seigneurial de Moestroff. S’étendant sur 178 hectares de part et d’autre de la Sûre, le domaine qui appartenait au comte Alexandre Batowski compte un château d’apparat, un moulin à farine et à plâtre, des vergers, des prairies, des forêts et des dépendances. Les bois sont giboyeux, les saumons remontent la rivière au printemps. Il entame une vie de rentier, vivant de la terre, des ventes de bois et de l’exploitation de son moulin. 

Son passé n’est toutefois pas bien loin. Son acquisition a été annoncée dans les journaux français et belge. Et un rejeton de la noblesse française installée au XVIIe siècle à Erpeldange, le baron Alphonse Du Prel, de passage dans son pays natal, s’évertue à ternir son image. Ce décoré de la légion d’honneur rappelle un mot prononcé par  Clément Thomas début juin 1848, à la Constituante. Il avait jugé que la République devait se séparer de tels honneurs qu’il qualifiait de „hochets la vanité“. Le baron Du Prel jugeait „pénible“ qu’il parle ainsi „d’une décoration que tant d’honnêtes militaires ont acquise au prix de leur sang“. 

Cette expression, c’était en quelque sorte sa manière de Clément-Thomas d’être républicain. Il veut prendre la place laissée vacante par une noblesse déchue, mais en refuse les honneurs. Il en est plutôt fier même et le redit au cours du duel épistolaire qu’il engage avec le baron, sous le regard des lecteurs du Courrier du Grand-Duché. Ce qu’il ne supporte pas, écrit-il, c’est que son ennemi est allé dire qu’il a acheté son domaine grâce à l’argent encaissé comme commandant de la garde nationale. La révolution de 18’48 aurait permis l’achat de Moestroff. L’idée le fait sortir de ses gonds. „En présence d’ennemis qui ne savent même pas respecter ce que l’exil a de sacré, vous comprendrez qu’il est des circonstances où un homme jaloux de sa considération doit sortir forcément de la réserve qu’il peut s’être imposée“, écrit-il dans une lettre publiée dans l’édition du 14 novembre 1855.

Jacques-Léonard Clément-Thomas, pris en photo par Pierre Petit et fils, avant 1870
Jacques-Léonard Clément-Thomas, pris en photo par Pierre Petit et fils, avant 1870 Photo: CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris
Né Gascon, il était d’un tempérament colérique au plus haut degré. Il n’était pas rare de le voir à la première irruption de sa colère se quereller en guise de boxeur, en pleine rue.“

Hubert Schaack, curé de Moestroff (1875)

Coups de fouet et mauvais coups

Son séjour à Moestroff semble démontrer que son tempérament lui interdisait toute réserve. Sa position également. C’est le propriétaire d’une très vaste exploitation agricole et d’un équipement économique bien ancré dans le décret. En lisant ce qu’écrivait Karl Marx à ce sujet en 1848 dans „Philosophie de la misère“, à savoir que „le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel“, Clement-Thomas semble à cheval entre ces deux positions. En tant qu’industriel, il donne de sa personne pour que le moulin produise, en le transformant et en s’assurant d’une force hydraulique suffisante. En tant que propriétaire terrien, il s’arrange pour rassembler et rendre plus commodes ses terres. Dans les deux cas, il trouve l’opposition de la commune … de Bettendorf. 

C’est sans doute à ces affaires qu’il doit la réputation, que le curé du village, Hubert Schaack, ne manque pas de lui coller dans l’essai sur l’histoire du château de Moestroff, qu’il publie en 1875. „Les habitants avaient au début beaucoup à souffrir de son tempérament colérique au plus haut degré“, rapporte-t-il. „Il n’était pas rare de le voir à la première irruption de sa colère se quereller en guise de boxeur, en pleine rue.“ Pour „le faire enflammer“, il suffisait de prononcer le nom de Napoléon, auquel, prétend le curé, il aurait mis une gifle à son arrivée au pouvoir. Par ailleurs, Clément-Thomas détestait aussi qu’on siffle sur son passage. Le siffleur pouvait alors „être complimenté de lui par des coups de fouet“.

Le curé lui concède toutefois des élans de générosité, comme ce dur hiver 1859-60 durant lequel il a organisé une soupe populaire dans son château. Clément-Thomas aimait, en œuvrant pour lui, œuvrer en même temps pour les moins fortunés du village. Ce fut notamment le cas par un simple projet de modification du tracé d’un chemin difficilement carrossable qui monte du village vers le Gaalgebierg qui le surplombe. L’opposition de deux propriétaires, élus au conseil communal, aura fait traîner puis avorter ce projet ébauché en 1860 et abandonné six ans plus tard. C’est en suzerain que ses opposants semblent vouloir le camper: „La générosité des habitants de Moestroff les plus aisés, plus peut-être que les plus pauvres, obstinément rebelles au moindre concours personnel à toute mesure d’intérêt public, se figurent que toutes les charges doivent retomber sur le château. De cette opinion à celle que tout ce qui appartient au château est un peu du domaine public“, écrit-il, dans une lettre aux autorités.

Mais, c’est aussi en suzerain qu’il semble parfois se comporter dans la deuxième affaire par laquelle Clément-Thomas a laissé des traces de son éloquence dans les archives grand-ducales (dossiers H-1024-032 et H-0310 pour les intimes). En 1865, il se lance dans un marathon judiciaire avec l’Etat à la suite de travaux pour rendre la Sûre navigable. Ces travaux menés sans le consulter ont réduit la force hydraulique qui circule dans le canal de son moulin situé de l’autre côté de la Sûre. Ils ont aussi rendu inutilisable le gué qui permet de franchir la Sûre en l’absence de pont. Le général se fait le représentant auprès de l’Etat d’une „commune tout entière, radicalement séquestrée de tout moyen de communication d’une rive à l’autre“ et se met en concurrence avec la commune qui menacera de l’exproprier.

L’affaire aura mis un coup d’arrêt à son activité économique. „Au prix de sacrifices considérables, j’avais élevé cette usine „au niveau de l’industrie moderne“, s’explique-t-il en mars 1870 auprès du directeur général en vue d’un arrangement. „La perfection de ses produits, le débouché facile et permanent qu’elle offrait aux céréales de la contrée, le bas prix auquel elle pouvait livrer aux agriculteurs un amendement précieux, le plâtre, en avaient fait depuis quelques années déjà et à tous les points de vue un établissement aussi utile que prospère, lorsque des agents de l’Etat sont venus la frapper arbitrairement dans son essor et sa vitalité.“ 

L’affaire l’a sans doute aussi déterminé à vendre sa propriété à la fin de l’année 1867. Il reste toutefois en embuscade en louant, à 15 kilomètres en aval, le château de Bollendorf, depuis lequel il veut régler l’affaire. Il n’aura pas le temps d’en connaître l’issue. L’histoire est allée plus vite que la justice grand-ducale. La IIIe République française est proclamée le 5 septembre. Et c’est l’avocat qu’il s’était choisi dans l’affaire l’opposant à l’Etat grand-ducal, Jules Favre, qui en devient le ministre des Affaires étrangères.  

Mégarde nationale

Deux mois plus tard, la garde nationale retrouve son „vieux général“ qui la rappelle à ses devoirs: en retour discipline et esprit d’ordre. Il est nommé commandant supérieur des gardes nationales de la Seine le 3 novembre 1870, suite à une première tentative d’instauration d’une Commune, marquée par l’envahissement de l’hôtel de ville où siège le gouvernement, le 31 octobre, au lendemain de la capitulation de Metz et de décisions militaires contestées.  Clément-Thomas est nommé pour sa dureté. Il se fait le défenseur de l’envoi de la garde nationale au front, mais se montre intraitable avec les actes de désobéissance de bataillons. Ces derniers ne cessent pas, convaincus que sont  certains bataillons de pouvoir répéter l’élan républicain de 1793 et terrasser la Prusse. A condition, comme le dit Gustave Flourens, le blanquiste à la tête des tirailleurs de Belleville, que les gardes nationales aient à leur tête „un chef supérieur, élu par elle, vraiment énergique et vraiment démocrate“ et „non pas un vieux général de carton-pâte, épicier retraité ou gendarme émérite, un Tamisier ou un Clément Thomas, qui n’a jamais montré de courage que contre le peuple désarmé de Paris“ (selon des propos repérés par Michèle Audin sur son blog „Ma commune de Paris“). 

Clément-Thomas supprime les tirailleurs de Belleville et emprisonne Flourens le 6 décembre. A la mi-décembre, il dissout le 147e baraillon, celui de volontaires qui ne voulaient pas retourner dans la tranchée parce que leurs femmes n’avaient pas reçu la prime qui leur revient. Il accusera encore des bataillons populaires de lâcheté et d’ivrognerie, sans pour autant briller par ses décisions stratégiques.

C’est aussi en artisan de la capitulation que le général Clément-Thomas est reconnu le 18 mars. Et c’est ce que ne veut pas entendre le pouvoir, qui, au contraire, se sert allègrement de son exécution pour dénoncer la barbarie des insurgés. Au lendemain du 18 mars, son ami et avocat, Jules Favre, dit: „Il n’y a pas à pactiser avec l’émeute. Il faut la dompter, il faut châtier Paris!“

L’exécution de Clément-Thomas fait parler d’autant plus qu’aucune autre ne vient la faire oublier les semaines suivantes. „Du 18 mars à l’entrée des troupes de Versailles à Paris, la révolution prolétarienne resta si exempte des actes de violence qui abondent dans les révolutions, et bien plus encore dans les contre-révolutions des ‚classes supérieures’, que ses adversaires ne trouvent pas matière à exhaler leur indignation, si ce n’est l’exécution des généraux Lecomte et Clément Thomas, et l’affaire de la place Vendôme“, écrit Karl Marx dans „La guerre civile en France“. Le texte paraît, le 31 mai, soit plus de deux mois (et 10.000 morts) plus tard. Son ancien compagnon d’exil, Gustave Flourens, a été abattu le 3 avril. La Commune est vaincue et, dans ce texte écrit au nom de l’association internationale des ouvriers, Marx consacre une drôle de nécrologie au général Clément-Thomas. „Pendant toute la durée de son commandement, il fit la guerre non aux Prussiens, mais à la garde nationale de Paris. Il en empêcha l’armement général, excita les bataillons bourgeois contre les bataillons ouvriers, élimina les officiers hostiles au ‚plan’ de Trochu (NLDR: le général) et licencia, sous l’accusation infamante de lâcheté, ces mêmes bataillons prolétariens dont l’héroïsme a maintenant forcé l’admiration de leurs ennemis les plus acharnés. Clément Thomas se sentait tout fier d’avoir reconquis ses galons de juin 1848, comme ennemi personnel de la classe ouvrière de Paris.“

Clément Thomas se sentait tout fier d’avoir reconquis ses galons de juin 1848, comme ennemi personnel de la classe ouvrière de Paris

Karl Marx, La guerre civile en France (31 mai 1871)

Deux ans plus tard, le pont de Moestroff est construit, le débit de la Sûre augmente. Et le curé de Moestroff verse dans l’uchronie: „Si au lieu d’intenter un procès contre le Gouvernement grand-ducal et d’arrêter ainsi les travaux avant qu’ils étaient entièrement achevés, il avait voulu laisser faire le Gouvernement qui déjà alors avait proposé de les compléter par la construction d’un pont, il aurait pu se convaincre que tous ces travaux n’auraient fait qu’améliorer le moulin et hausser la fortune foncière de tout le village.“ Avec des si, l’action du gouvernement grand-ducal aurait peut-être donné un autre visage à la Commune de Paris.

Moestroff depuis l’emplacement du moulin du général Clément--Thomas, au premier plan le canal qui l’irriguait et à l’arrière-plan le village et son château en cours de rénovation
Moestroff depuis l’emplacement du moulin du général Clément--Thomas, au premier plan le canal qui l’irriguait et à l’arrière-plan le village et son château en cours de rénovation Photo: Jérôme Quiqueret