Grunge popFrancis of Delirium: poudre à canon

Grunge pop / Francis of Delirium: poudre à canon
Comme Eddie Vedder et Kurt Cobain, Jana Bahrich y met la gorge et les tripes, ou plutôt le cœur Photo: Holly Whitaker

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Avec son grunge mélodique bien ciselé, Francis of Delirium est le groupe de rock luxembourgeois le plus acclamé à l’international. Et pour cause: énergie live incandescente, compositions aussi brutes de décoffrage que soignées et modernes, voix possédée et affectée, guitares vrombissantes dévastatrices, batterie détonante, textes désespérés quoique troués de lumière, Francis of Delirium cumule les coups d’éclat sonores. Le duo composé par Jana Bahrich et Chris Hewett vient de sortir „Lighthouse“, un très bon disque qui confirme, s’il le fallait, son talent.


Le 5 avril prochain, cela fera trente ans que Kurt Cobain s’est éteint. Et, avec lui, une partie de l’âme grunge, genre dont il reste l’illustration ultime, sinon le synonyme. Une figure christique de la génération X. Souvenez-vous, c’étaient les années 1990. Pendant que la britpop (Oasis, Blur, The Verve) pédalait dans le rétro, le futur, c’était l’électro –  UK garage, jungle, trance, breakbeat, big beat, trip hop. Le post-modernisme triomphait. Björk, Daft Punk, Massive Attack, Moby, auxquels Radiohead peut s’ajouter, ces artistes et groupes, avec une musique hybride, fraîche et expérimentale, jouissaient d’un succès inattendu. Nirvana aussi, avec son grunge, ses riffs chaotiques, son chant avec la gorge et les tripes. Mais c’est quoi le grunge exactement?

Après des années 1980 chics, clinquantes, cocaïnées, la poudre blanche vire au noir, de la poudre à canon. La rage explose. Le grunge, c’est le retour du rock le plus nihiliste, du Neil Young impétueux, des paroles saturées et des guitares tristes, à moins qu’il ne s’agisse pile de l’inverse. Si les paillettes et le toc sont jetés à la poubelle sans opérer de tri sélectif, le grunge ne possède a priori pas la tenue correcte exigée pour pénétrer les charts, trop crasseux dans le fond et la forme –  déjà employé dans les sixties, „grungy“ signifiait „sale“. Et pourtant.

Alors que son nom renvoie à celui d’un groupe prog-rock de 1970, Francis of Delirium, formation basée au Luxembourg, reprend aujourd’hui le flambeau du grunge, dans l’esprit comme dans les sonorités. Mais c’est pour mieux tremper l’énergie qui en émane, celle de la hargne qui bouillonne à travers l’estomac, dans un chaudron pop et moderne. Et sans jamais aseptiser le genre. Depuis le début („Quit Fucking Around“, „Equality Song“) rien ne sonne vieux ou lo-fi pour la posture, pas de poudre aux yeux – ni aux oreilles. Comme Eddie Vedder et Kurt Cobain, Jana Bahrich y met la gorge et les tripes, ou plutôt le cœur, jusqu’à ce que résonne la puissance enrouée, par-dessus les déflagrations soniques qui à leur tour tétanisent. Le son sale révèle une approche emprunte de pureté: pour l’âge d’or du grunge, il est bien question d’un temps que la chanteuse et guitariste, qui a moins de vingt ans lors de la création de Francis of Delirium, ne peut pas connaître. À la batterie et à la coproduction, Chris Hewett, 30 ans son aîné, se jette avec elle à corps perdu dans ce boucan impeccablement dompté. Il n’y a pas de hasard, sauf lorsque celui-ci fait bien les choses, puisque Chris Hewett est originaire de Seattle, le berceau du grunge.

Succès et puissance sonique

La maîtrise de Francis of Delirium n’est pas incompatible avec le parcours en partie autodidacte de Jana Bahrich, bien au contraire. Alors qu’elle étudie le violon à l’âge de cinq ans, la musicienne tâte très vite de la basse, de la guitare, du banjo, du piano et même du cor d’harmonie, tout cela en s’appuyant sur des didacticiels YouTube. C’est du DIY version génération Z. Les EP („All Change“, 2020; „Wading“, 2021; „The Funhouse“, 2022) sentent le fait maison, mais jamais le renfermé. Il s’agit à nouveau de do it yourself, de l’enregistrement aux dessins de pochettes réalisés par Jana. En 2020, certaines chansons de Francis of Delirium sont revisitées, via le chef d’orchestre et compositeur Pol Belardi, sous une forme classique avec cor d’harmonie, trio à cordes, basson, flûte, xylophone et clarinette basse. Cela traduit, chez le duo, une autre puissance, celle du songwriting. Et Francis of Delirium de jouir d’un grand succès, mérité, au-delà de ses frontières: la sincérité s’avère donc, parfois, payante. Il s’agit du groupe luxembourgeois le plus applaudi à l’international, en attestent ses critiques enthousiastes dans Pitchfork et Stereogum ou la diffusion, entre autres, d’„All Love“ et „Come Out and Play“ sur les ondes américaines ainsi que sur la BBC. Jusqu’à la consécration avec la nomination aux Music Moves Europe Awards, prix décerné en collaboration avec la Commission européenne, façon tremplin pour les nouveaux artistes – Adele ou Dua Lipa, à titre d’exemples, y ont aussi été nommées.

Sorti il y a quelques jours, le dernier album „Lighthouse“ est en fait le premier LP de Francis of Delirium. Il serait à peine paradoxal de le qualifier de „disque de la maturité“. Dès l’ouverture „Ballet Dancers (Never Love Again)“, le refrain est laissé aux guitares tonitruantes, et dans la deuxième partie, splendide, la voix crie par-dessus, dans un désert imaginaire: les „aaaah“ sonnent comme des „aïe“ qui sont l’ombre d’eux-mêmes. Puisque la chanteuse affirme frissonner à l’écoute du „Concerto pour violoncelle“ d’Edward Elgar, „Starts to the End“ est composé de cet instrument. Sur „Cliffs“, il s’agit de gratter, pas les codes de guitare seulement, mais ses plaies, pour y verser du sucre; c’est presque du shoegaze, sans que la voix soit sous-mixée. Avec „Alone Tonight“, la batterie semble se débattre dans l’apathie, comme lorsque l’on essaye de courir dans un rêve ou de fuir un cauchemar. Sous l’influence de Joni Mitchell, Paul Simon, The Districts ou Big Thief, le disque est fastueux autant qu’il est homogène. S’il renvoie à la meilleure chanson d’Interpol ou à la pochette du chef-d’œuvre de John Maus („We Must Become The Pitiless Censors Of Ourselves“, 2011), le titre „Lighthouse“ fait penser à „There Is a Light That Never Goes Out“ des Smiths.

Marchant un peu à tâtons sur le fil rouge de l’amour et de la vulnérabilité, c’est un album plein d’espoir. Et, entre les lignes, une confirmation autant qu’une promesse: ce n’est que le début de la déflagration pour le grunge-pop de Francis of Delirium.  

Lors de la release party aux Rotondes le 22 mars dernier 
Lors de la release party aux Rotondes le 22 mars dernier  Photo: Yann Gengler
Pochette de l’album „Lighthouse“
Pochette de l’album „Lighthouse“