L’histoire du temps présentQuand le passé commande le présent: Le système électoral luxembourgeois

L’histoire du temps présent / Quand le passé commande le présent: Le système électoral luxembourgeois
Les résultats des élections sont rendus publics à Luxembourg-ville (1905) Source: Collection Marcel Schroeder/Photothèque de la Ville de Luxembourg

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„Mais, justement, parce qu’il ne veut plus regarder que le présent, ou le très proche passé, il se rend incapable de les expliquer: tel un océanographe qui, refusant de lever les yeux vers les astres, sous prétexte qu’ils sont trop loin de la mer, ne saurait plus trouver la cause des marées. Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier. Sans lui, le présent demeure inintelligible.“

Le système électoral luxembourgeois actuel illustre bien le poids du passé sur le présent, évoqué dans cette citation de l’historien Marc Bloch (extraite de son ouvrage „L’étrange défaite“). Ce système se base toujours sur les décisions des Constituants de 1919 qui ont introduit le suffrage universel pour hommes et femmes de plus de 21 ans au Grand-Duché. Ne pouvant empêcher le suffrage universel avec représentation proportionnelle, les notables de 1919, issus du régime censitaire, bétonnèrent en contrepartie l’ancien système électoral, avec l’introduction de quatre circonscriptions et du panachage.

Entrons dans le détail de cette évolution historique que des historiens ou des politologues comme Ben Fayot, Renée Wagner ou Michel Dormal ont bien retracée (cf. p. ex. Wiele wat mir sinn. 100 Joer allgemengt Wahlrecht (1919-2019) Luxembourg, MNHA/Chambre des Députés, 2019). Au début du 20e siècle, en matière de vote, le pays légal ne concordait aucunement avec le pays réel, pour trois raisons majeures. 1. Le mode de scrutin censitaire réservait le droit de vote aux seuls électeurs aisés de plus de 25 ans, c’est-à-dire à ceux qui payaient un certain montant d’impôts: 34.000 hommes sur 222.000 habitants en 1913 (15,4%). 2. Les femmes étaient exclues du vote. 3. Par le découpage électoral en treize cantons et par le vote majoritaire à deux tours, les résultats du vote étaient de facto faussés. Exemple: Les fiefs du parti de la droite, clérical, se situaient dans les cantons ruraux moins peuplés, donc avec moins de députés, puisque le nombre de députés dépendait du nombre d’habitants (un député sur 5.500 habitants). Les alliances électorales au deuxième tour se faisaient en plus systématiquement contre le parti de la droite, notamment de 1908 à 1916 par le Bloc des Gauches entre libéraux et sociaux-démocrates. Voilà pourquoi le parti de la droite obtenait en 1914 avec 51% des votes seulement 37% des sièges.

Suffrage universel et vote des femmes

Le suffrage universel fut une première fois revendiqué en 1848 dans l’Appel aux ouvriers de l’avocat Charles-Théodore André, signé par des ouvriers des faubourgs de la capitale et considéré comme acte de naissance du mouvement ouvrier luxembourgeois. C’est à la fin du 19e siècle que le suffrage universel devient une revendication centrale de l’Internationale socialiste. Au Luxembourg, elle est portée par les premiers députés social-démocrates à la Chambre des Députés, C. M. Spoo et Michel Welter, puis au début du 20e siècle par des bourgeois libéraux de gauche et le Katholische Volksverein.

Le parti social-démocrate fut le seul à revendiquer aussi un droit de vote pour les femmes. Les femmes social-démocrates se mobilisent en 1918. C’est la révolution de novembre 1918 au Luxembourg qui donne finalement le coup de pouce nécessaire. Le 13 novembre 1918, la dynastie est sauvée in extremis par un compromis à la Chambre des Députés. Une motion du parti de la droite, proposant la suspension de la grande-duchesse Marie-Adélaïde et l’organisation d’un référendum sur la forme de l’Etat, permet le rejet de la motion du parti libéral demandant la renonciation de la dynastie Nassau-Weilburg au trône grand-ducal. En vue de ce référendum, le parti de la droite se déclare désormais en faveur du droit de vote des femmes, en espérant qu’elles vont majoritairement voter pour le maintien de la monarchie et de la dynastie. Le 8 mai 1919, le suffrage universel pour hommes et pour femmes est voté à la Chambre des Députés, à la majorité nécessaire des deux tiers pour changer la Constitution, avec les voix des socialistes, du parti de la droite, du parti populaire indépendant, du parti national contre les voix des libéraux.

L’autre enjeu fut celui du système électoral, où la plupart de ces tenants masculins de l’ancien régime avaient un objectif clair, bien formulé par Ben Fayot (Gottgegeben?, Tageblatt, 2.+3.12.2014): „wenn man schon das allgemeine Wahlrecht für Frauen und Männer einführen musste, sollte vor allem verhindert werden, dass starke Parteien entstanden, mit klaren politischen Alternativen und Politikern, die dazu standen, ohne Klientelismus und Korporatismus“.

Notons que la Chambre décida en 1919 d’inscrire le nouveau système électoral dans la Constitution. Tout changement futur nécessiterait donc une majorité des deux tiers. Pierre Prum, député du parti national, était un des seuls à s’élever contre cette inscription „béton“ car cela „empêcherait dans l’avenir le législateur d’abolir un système qui aurait peut-être porté des fruits indésirables“ (Compte-rendu Chambre Députés, 1918-1919, p. 1101). La recherche de compromis pour trouver une majorité de deux tiers donna lieu en 1919 à des revirements et marchandages intéressants sur deux points: le nombre de circonscriptions électorales et le panachage.

La question des circonscriptions électorales

La question des circonscriptions: Sur la base d’un avis élaboré par le gouvernement, qui tenait compte du fait que la Chambre était renouvelée non en une seule élection, mais à moitié tous les trois ans (ce sera le cas jusqu’en 1956), deux circonscriptions électorales au nombre d’habitants et de députés égaux furent proposées. Le Conseil d’Etat se prononça pour une seule circonscription. Le parti de la droite proposa deux circonscriptions avec un découpage électoral qui l’avantagerait. Le parti socialiste était pour une seule circonscription électorale. Or, c’est justement le parti socialiste qui, par peur de perdre son fief électoral du canton d’Esch – dont le nombre de députés était passé, avec l’essor démographique dû à l’industrialisation, de 3 à 15 de 1868 à 1919 –, laissa tomber l’idée de la circonscription unique et parvint à imposer comme compromis l’inscription dans la Constitution de quatre circonscriptions électorales (Sud industriel, Centre autour de la capitale, Nord et Est ruraux).

Le panachage: Le gouvernement était contre les listes bloquées et pour le libre choix des candidats par l’électeur. La Chambre se déclara en revanche dans un premier temps contre le panachage, proposant même l’inscription de la mention „sans panachage“ dans la Constitution, sur initiative du parti socialiste. Le Conseil d’Etat, incarnation de l’ancien régime, s’éleva dans son avis contre cette interdiction du panachage qui serait contraire au „caractère luxembourgeois“. Dans le débat qui suivit, le parti de la droite était prêt à revoir sa position et admettre le panachage si le droit de vote des femmes était accepté. Finalement, une forte majorité moins sept socialistes vota pour l’abandon de la précision „sans panachage“ dans la Constitution. Le panachage fut au contraire introduit par la loi électorale du 19 août 1919 (art. 95: „Chaque électeur peut attribuer deux suffrages à chacun des candidats jusqu’à concurrence du total des suffrages dont il dispose.“).

La question du panachage

Même un dernier plaidoyer contre le panachage de Jos Thorn, président du parti socialiste, à la Chambre, le 10 juillet 1919, n’y avait rien changé: „Les candidats qui auront toute chance d‘être élus sont ceux qui passent peut-être le plus par les cabarets. (…) Ceux qui ont le plus de chance d‘être élus sont ceux qui ont le plus l‘habitude de serrer la main, d‘aller à chaque enterrement. Nous aurons donc toujours ces petites histoires que nous avons connues dans les élections passées et que précisément par la représentation proportionnelle nous voulons écarter. (…) J‘aime mieux la responsabilité des grands partis organisés que les petites mesquineries des individus, (…) car la politique des personnes doit disparaître de notre parlement, si nous voulons faire œuvre utile.“ (CRCD, 1918-1919, p. 3724).

Le passé dans le présent: nous élisons toujours des personnes plutôt que des partis. Nous votons toujours pour des notables qui s’appellent aujourd’hui Bettel, Asselborn ou Frieden. Nous votons pour des candidats non pas à cause de leurs compétences, mais toujours parce qu’ils „ont le plus l’habitude de serrer la main“, en face-à-face ou sur le web. Les partis, qui ne sont inscrits dans la Constitution que depuis 2008, sont toujours faibles au Luxembourg.

De nouveau, le pays légal concorde de moins en moins avec le pays réel. 1. Dans le Luxembourg post-industriel et tertiarisé d’aujourd’hui, les quatre circonscriptions représentent un anachronisme qui, combiné au système de calcul de l’attribution des sièges, fausse les résultats du vote. 2. Le Luxembourg n’est plus une petite communauté de quelque 200.000 habitants où la prédominance du vote personnalisé avait sa légitimité et son utilité. 3. En matière de représentativité démocratique, nous sommes tombés en dessous du niveau de 1919. En 1919, 47% de la population avait le droit de vote aux législatives. Ce taux est passé à 59% en 1979. Pour les élections de cette année, seulement environ 40% de la population, dont presque la moitié sont non-luxembourgeois, ont pu voter. La majeure partie des électeurs et électrices n’est pas ou n’est plus active sur le marché du travail. Les catégories additionnées des retraités et des fonctionnaires forment plus de la moitié de l’électorat.

Il ne s’agit pas ici de caricaturer ce déficit démocratique. Il est lié à la croissance démographique exceptionnelle. Aujourd’hui, le Luxembourg compte presque deux fois plus d‘habitants qu’en 1979. Même si les partis populistes le nient, le Luxembourg deviendra dans quelques décennies un État d’un million d’habitants. Le référendum de 2015 et le refus du droit de vote des résidents étrangers aux élections législatives ont eu pour résultat positif une ouverture de l’accès à la nationalité luxembourgeoise, dont ont bénéficié plus de 70.000 étrangers au Luxembourg depuis 2009. La majorité des Luxembourgeois et Luxembourgeoises d‘aujourd’hui ont au moins un parent qui est né à l’étranger. Ces chiffres soulignent la capacité d’intégration de la société luxembourgeoise.

Il reste que, plus de cent ans après l’introduction de notre système électoral actuel, il serait irresponsable de continuer à renvoyer aux calendes grecques la réforme de ce système hérité d’une époque révolue. Ce n’est pas seulement, pour la Chambre qui vient de se constituer et pour le nouveau gouvernement qui s’annonce, une question de légitimité démocratique. C’est tout simplement pour notre pays la condition sine qua non pour relever les énormes défis qui l‘attendent.

luxmann
29. Oktober 2023 - 12.40

Des systemes electoraux...il y en a des centaines de differents de par le monde. Et puis il y a le vieil adage...si les elections pouvaient changer quoi que ce soit,cela ferait longtemps qu on les aurait supprimees.