Donnerstag16. Oktober 2025

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PortraitMorcheeba en concert à l’Atelier

Portrait / Morcheeba en concert à l’Atelier
Plus qu’une voix, Skye Edwards, chanteuse du groupe, incarne un contrôle du souffle, une diction nette et un timbre qui édulcore sans sucre Photo: Michelle Hayward

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Morcheeba émergent dans un moment saturé: celui d’un trip-hop codifié, chargé de tensions urbaines et de ralentis pesants. Plutôt que d’ajouter au vacarme, les Anglais choisissent d’en détourner un peu l’énergie. Depuis trente ans, leur musique affine ce geste d’échappée belle. Ils jouent ce soir à l’Atelier. Flash-back par époques et par disques.

Quand Morcheeba se forment à Londres, au milieu des années 1990, autour des frères Paul et Ross Godfrey et de la chanteuse Skye Edwards, la scène britannique bruisse déjà d’un trip-hop en demi-teinte, celui de Massive Attack, Tricky ou Portishead. Souvent désigné sous l’étiquette de „Bristol sound“, ce genre ralentit les pulsations du rap, enveloppe le son d’un brouillard de réverbérations et cultive une électricité souterraine à la fois paranoïaque et sensuelle. Morcheeba, en contrechamp, s’installent ailleurs, non pas contre, mais à côté, dans un climat plus lumineux, un tempo à peine accéléré et des guitares qui n’oublient pas le cinéma. Ce petit décalage esthétique est aussi une réponse à l’air de l’époque: le Royaume-Uni sort d’un premier âge rave que la Criminal Justice and Public Order Act cherche à museler; l’élan Cool Britannia, médiatisé à l’excès, coïncide avec une fatigue façon descente d’acide.

Chez eux, l’échappée n’est jamais un effacement. En 1996, c’était déjà s’extraire du vacarme sans renier le groove. En 2025, c’est ménager un espace où l’on puisse encore respirer. La boucle n’est pas un retour nostalgique. Il s’agit de fuir le tumulte, pas pour l’oublier, non, pour mieux l’habiter.

Dans cette oscillation entre l’extase interdite et le divertissement encadré, Morcheeba fabriquent un intérieur mental où l’on peut s’asseoir, reprendre son souffle et remettre un peu d’ordre dans le tumulte. Autrefois pièce banale, le salon devient une pièce centrale; la chill-out room se transforme en musique. Ross Godfrey parle des débuts du groupe dans un brouillard où l’herbe occupe l’espace, à travers une fumée qui reflète l’ambiance: lenteur, flottement et transitions douces. Cette fluidité repose sur une construction rigoureuse: les beats sont souples et ronds, les claviers enveloppent comme du velours et les guitares de Ross (glissandos, wah-wah à la John Barry et couleurs rétro-ciné) dessinent un écrin mouvant pour la voix de Skye Edwards. Ce timbre se trouve au cœur du projet, il est intime, comme s’il parlait depuis le fond du fauteuil, sinon juste derrière l’épaule. C’est ce dosage qui distingue Morcheeba dans le trip-hop: là où d’autres creusent la noirceur, ils allègent l’atmosphère.

Au fil des années, le noyau créatif se resserre. Skye prend davantage la plume; Ross affine les textures. De cette évolution naît une écriture de la proximité. Plus qu’une voix, Skye Edwards incarne un contrôle du souffle, une diction nette et un timbre qui édulcore sans sucre. En 2003, son départ provoque une cassure; l’intermède qui suit, avec Daisy Martey sur „The Antidote“ (2005), fait apparaître ce changement, elle à la voix plus tranchée, psyché-soul, et tire Morcheeba vers un songwriting plus organique. Le retour de la chanteuse originelle à partir de 2010, et plus encore la consolidation du duo Skye/Ross après 2014, recentre le projet: une voix, une guitare et un art de l’arrangement. Il s’agit d’un artisanat domestique, jusque dans la scène; Skye conçoit et coud elle-même ses tenues de concert. Là réside sans doute la clé de Morcheeba dans les années 1990: alors que la décennie sature, ils désaturent. C’est comme si, au cœur du vacarme, quelqu’un laissait la lumière allumée dans une pièce calme.

Musique d’intérieur

La voix de Morcheeba: Skye Edwards en 2022
La voix de Morcheeba: Skye Edwards en 2022 Photo: Wojciech Pedzich, CC BY 4.0, via Wikimedia Commons

Un petit retour vers le passé discographique s’impose. Dès „Who Can You Trust?“ (1996), Morcheeba posent leur sillon avec des boucles hypnotiques, le sitar samplé, la Rhodes en apesanteur. Ils optent pour la continuité plutôt que le crescendo. Rien ne cherche l’accroche immédiate; l’album travaille la nuance et installe l’écoute dans la durée. „Big Calm“ (1998) élargit l’horizon. „The Sea“ épouse un arc de cordes soutenu par une guitare bluesy, tandis que „Part of the Process“ déroule son mantra. Le disque installe Morcheeba dans les charts, mais surtout dans une zone propre, entre le trip-hop adouci, la soul planante et le folk de salon. Ils n’ont ni l’opacité de Portishead, ni les arêtes de Tricky, ni les fresques urbaines de Massive Attack, mais une autre voie, plus horizontale. En 2000, „Fragments of Freedom“ choisit le virage solaire via ses cuivres chaleureux. „Rome Wasn’t Built in a Day“ devient leur carte postale pop qui les propulse à l’international. Le débat critique s’ouvre: est-ce une concession ou une expansion? Cette hypothèse est valable aussi: et si le trip-hop acceptait enfin la lumière? „Charango“ (2002) tente l’équilibre: invités multiples (Slick Rick, Kurt Wagner), effluves tropicalistes et compositions lustrées. L’album pose cette question: comment rester un groupe d’intérieur quand la scène vous aspire?

L’album qui suit, „The Antidote“ (2005), avec Daisy Martey au micro, illustre le basculement. Martey, avec son timbre plus rugueux, imprime une teinte moins downtempo. Les orchestrations font sentir l’influence de Burt Bacharach; „Ten Men“ ou „Living Hell“ tirent sur la corde rétro. La transition continue avec Jody Sternberg, chanteuse australienne issue du jazz, qui assure les tournées 2005-2006: son phrasé souple et son sens du rebond rythmique apportent une certaine légèreté scénique. Elle fait le lien avec „Dive Deep“ (2008), un disque à vocalistes multiples, une tentative de mosaïque. C’est en 2010, avec „Blood Like Lemonade“, que le fil se renoue. Skye revient; le groupe se retrouve. Le titre éponyme met en scène un prêtre vampire justicier; la voix douce rend l’horreur polie, donc plus troublante. Les albums suivants confirment la stabilisation d’un duo: „Head Up High“ (2013), puis „Blackest Blue“ (2021), recadrent l’écriture autour de l’endurance, du foyer, de la respiration longue.

Le départ de Paul Godfrey, en 2014, acte cette mue: Morcheeba deviennent un tandem. Skye et Ross, désormais seuls à bord, cultivent un artisanat plus resserré. Ce mouvement aboutit enfin à „Escape the Chaos“ (2025), le disque du retour … au calme. Au menu? Les guitares à la James Bond sur „We Live and Die“, les cordes en halo de „Far We Come“, la frappe moelleuse et le grain presque live. Ce n’est pas une échappée hors du monde, mais une zone pour le regarder autrement. Chez eux, l’échappée n’est jamais un effacement. En 1996, c’était déjà s’extraire du vacarme sans renier le groove. En 2025, c’est ménager un espace où l’on puisse encore respirer. La boucle n’est pas un retour nostalgique. Il s’agit de fuir le tumulte, pas pour l’oublier, non, pour mieux l’habiter.