Le rap italien n’en finit pas de proposer des projets excitants et novateurs, même quand il ne s’agit pas, à proprement parler, de rap. Il faut dire que le genre occupe depuis toujours une grande place dans la pop de la botte. Dès 1972, Adriano Celentano, le rockeur numero uno de la péninsule, interprète „Prisencolinensinainciusol“ dans une scansion rap dont le groove est guidé par une langue inventée – un anglais parodique. En 1981, Pino D’Angiò, sur un beat disco-funk, pose un flow rauque et des lyrics fanfarons sur „Ma Quale Idea“; à l’origine, il s’agit d’une version revisitée de „Ain’t Stoppin’ Us Now“ de McFadden & Whitehead, mais c’est bien la chanson de Pino qui sera samplée en 1995 par le rappeur Menelik pour son tube „Quelle aventure“. En 1993, le clip de „Serenata Rap“ de Jovanotti, autant rappeur que chanteur, est le plus diffusé en Europe. Mixant rap et pop/rock, 883, formation star des nineties, s’appelait à l’origine I Pop, jeu de mots entre Les Pop et hip-hop. Les exemples sont aussi nombreux qu’il y a de rappeurs et de genres de rap en Italie. Aujourd’hui, de Madame à Dargen D’Amico en passant par le neomelodico, un mix entre la trap et la chanson napolitaine, se mêlent allégrement le rappé et le chanté, le lyrisme et le phrasé âpre.
Si Brucherò nei pascoli existe aujourd’hui, c’est parce qu’en Italie il y a la possibilité de dépasser les clivages, et plus encore, de les éclater. Davide Perego et Stefano Rettura ont écouté du rap en veux-tu en-voilà, ils l’ont digéré, mais cela ne les empêche pas de le vomir: sur „Ghicci ghicci“ le duo s’égosille „Vaffanculo le rap italien“. Chez Brucherò, le rap passe au sanibroyeur; il y a par conséquent du punk dans leur art, tant à travers le geste et les textes que dans les sonorités, de la distorsion des voix aux guitares qui, comme les mots, saturent. La piste d’ouverture ne passe pas par quatre chemins: „Palle piene“, traduisible ici par „Plein le cul“, en plus d’un clin d’œil au titre homonyme de la rap star Fabri Fibra, sonne comme une litanie. Davide: „On ne se reconnaît pas dans un genre, comme disent certains transgenres. Nous sommes certainement punk dans l’attitude, sur scène – tu le constateras au Luxembourg –, mais aussi durant la phase créative: Stefano et moi écrivons les chansons, sauf que nous ne savons jouer d’aucun instrument.“ À Niccolò Polimeno, le troisième membre, de tâter de tout, de s’occuper des arrangements, en somme de structurer un peu plus les coups de sang de ces deux larrons intrépides.
Rap démentiel
Pour le côté débrouille et hargne, bruit et fureur, ni rock ni rap ou un peu des deux, les Milanais se révèlent plus proches de Massimo Volume, Uoki Toki ou Bachi Da Pietra, que de Sfera Ebbasta, l’autre rap star transalpine: „Tu vises juste en citant ces références; mais, contrairement à eux, nous ne faisons pas de spoken word.“
Nous sommes cons et provocateurs. Le silence, c’est ce qu’il y a de plus dangereux; la parole, même sous sa forme la plus provocatrice, reste a contrario essentielle.
Tout à fait exact: concessions musicales nulle-part et mélodie partout. La musique de Brucherò est certes bruyante et hilarante, mais „orecchiabile“, terme italien pour dire d’un morceau qu’il est, bien plus qu’écoutable, agréable à l’oreille. „Palo“, leur premier LP, est émaillé de combinaisons astucieuses, de ruptures de ton, d’imprévisibilité; les montées de fièvre et les rafales impulsives sont contrebalancées par des plages de repos, qu’il s’agisse du frétillement de la mandoline en conclusion de „Renatino“ ou des sifflements mélancoliques sur „Piccoli Fuochi“. Autrement dit, le groupe ouvre des parenthèses comme des bras qui bercent les tympans après leur avoir infligé d’impitoyables coups d’épaule.

A l’ère des playlists, il y a bien, chez Brucherò nei pascoli, plusieurs morceaux en un seul, façon zapping déjanté. C’est comme si le groupe, de peur que l’auditeur se lasse d’une rythmique répétitive ou d’un couplet monotone, déployait l’éventail de son savoir-faire, que cela soit sur une tonalité jazz, électro, rock, rap, braillard, doucereux. Et toujours corrosive. Davide: „Nous sommes cons et provocateurs. Le silence, c’est ce qu’il y a de plus dangereux; la parole, même sous sa forme la plus provocatrice, reste a contrario essentielle. Nous aimons la satire à la Charlie Hebdo, l’ironie cinglante qui implique des responsabilités.“ Giovanni Pascoli: „La douleur est encore plus forte si elle se tait.“ Les morceaux sentent les verres et les cœurs brisés. Transpire chez Brucherò ce besoin de „sfogarsi“, soit de se défouler, d’évacuer ses peines – pourvu que le cri s’entende de la via Padova, une rue si chère au duo, jusqu’à la Kufa.
À l’écoute de l’album, on pense encore au rock démentiel, un courant punk propre à l’Italie qui se définit par son mélange d’énergie DYE et de dadaïsme, entre le pastiche d’un journal comme Il Male et le situationnisme: „Nous avons toujours écouté Skiantos, mais avant tout pour la qualité musicale. Les projets „lol“ ne nous intéressent pas; l’humour ne doit pas être une fin en soi.“ Et Davide d’ajouter que l’ironie est „une chose sérieuse“, paraphrasant ainsi le réalisateur Luciano Salce.
D’ailleurs, quels sont les liens entre Brucherò et le cinéma? Alors que „Bar Adriana“, leur première chanson, contenait un sample d’une composition de Carlo Rustichelli tirée de la bande originale de „La ricotta“ (Pier Paolo Pasolini, 1963), les clips sont réalisés par Davide Perego en personne et élaborés tous en chœur. Davide: „Avec Stefano, avant de bien nous entendre sur le plan musical, ce sont les films qui nous ont réunis.“ Il est tout à fait cohérent que Brucherò nei pascoli jouent à la 46e édition du Festival du film italien de Villerupt.
Infos
Brucherò nei pascoli se produisent ce soir à la Kulturfabrik, partenaire du Festival du film italien de Villerupt. Il seront rejoints par Shunaji, rappeuse, productrice et auteure-compositrice-interprète italienne basée à Londres.
Ouverture des portes à 19.30 h, début à 20 h.

De Maart
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