Charlie Hebdo: Trois ans après

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De notre correspondant Bernard Brigouleix

La commémoration de l’attentat contre Charlie Hebdo à Paris, suivie d’une prise d’otages à la supérette cacher de la Porte de Vincennes et du meurtre d’une jeune policière à Montrouge, dans la très proche banlieue de la capitale, qui avaient fait au total 17 morts il y a trois ans, s’est déroulée hier à Paris dans une atmosphère de recueillement marquée par une grande sobriété, comme le souhaitaient les survivants des attaques et les familles des victimes, mais aussi sur fond de polémique à propos de la laïcité.

Il y aura cette semaine trois ans, le 11 janvier 2015, la France connaissait, quatre jours après ces attentats, le plus grand ensemble de manifestations unitaires jamais organisées sur son territoire, y compris outre-mer, avec, à Paris même, 44 chefs d’Etats ou de gouvernements.

Le nombre total de manifestants à travers la France était alors estimé par le ministère de l’Intérieur à plus de quatre millions, cependant que de nombreux rassemblements de soutien avaient lieu ailleurs dans le monde.

„Je suis Charlie“, „Nous sommes Charlie“: le slogan était arboré par une marée humaine de protestataires, qui avaient réussi à donner à leur indignation une sorte de calme paradoxal renforçant la solennité cette levée en masse contre le terrorisme islamiste, et, au-delà, bien sûr, contre toutes les forces d’intolérance meurtrière, religieuse ou autre. La formulation de ce slogan ne devait pas faire illusion: ces millions de manifestants n’étaient pas nécessairement tous (il s’en fallait même de beaucoup dans bien des cas!) des supporters inconditionnels de l’hebdomadaire, ou des adeptes de son humour provocateur.

Mais ils tenaient à signifier qu’ils faisaient de la liberté de la presse, c’est-à-dire la liberté tout court, un engagement global, définitif et collectif, placé bien au-dessus de leurs éventuels engagements particuliers. La leçon avait été claire et forte, à défaut de porter – mais qui aurait eu la naïveté de s’y attendre? – auprès des tueurs. Car l’activité de ces derniers allait au contraire redoubler d’intensité en France dès les mois suivants.

Le reproche d’islamophobie

Il y aurait les 86 morts de la tuerie du 14 juillet suivant à Nice, parmi la foule rassemblée à l’occasion de la Fête nationale, et les 130 personnes, jeunes principalement, assassinées le 13 novembre de la même année par un commando dans l’enceinte du Bataclan, où elles s’étaient réunies pour un concert, et aux terrasses des cafés, où elles savouraient l’étonnante douceur de ce soir d’automne.

Deux activités évidemment intolérables aux yeux des intégristes islamistes … Sans parler de plusieurs autres crimes de moindre ampleur statistique, mais d’égale horreur humaine, qui venaient montrer eux aussi que le sanglant tribut payé par les Français avec l’attentat contre Charlie Hebdo était loin de suffire au terrorisme islamiste.

Mais si, au lendemain de ces différents attentats, très peu nombreux étaient ceux qui refusaient de s’associer à l’indignation à l’égard des tueurs et à la compassion pour leurs victimes, petit à petit une frange de l’opinion, certes très minoritaire mais point inexistante, a commencé à faire entendre une tout autre voix, notamment à l’extrême gauche, sur le thème: bien sûr, aller mitrailler les gens n’est sans doute pas la bonne réponse, mais enfin Charlie l’avait bien cherché en tournant les islamistes en dérision, et puis d’ailleurs cette grande unité affichée pour soutenir l’hebdomadaire est en réalité une façon de stigmatiser les musulmans, ces nouveaux damnés de la terre …

Le plus notable de ces adversaires du soutien à Charlie Hebdo, à côté de certains polémistes à l’antisémitisme traditionnel comme le chansonnier Dieudonné, toujours en délicatesse avec la justice, s’est révélé être le sociologue Emmanuel Todd. Lequel, dans un livre intitulé „Qui est Charlie?“, a assuré, en partant d’une cartographie des manifestations de janvier 2015, que les protestataires étaient principalement issus des classes moyennes, des personnes âgées et de ceux qu’il appelle les „catholiques zombies“. Trois caractéristiques qui ne sautaient pas aux yeux, pourtant, de quiconque avait observé les cortèges d’il y a trois ans. D’autant moins, même, que l’Eglise catholique figure au moins aussi souvent que les imams, ou d’ailleurs le judaïsme, parmi les cibles de l’ironie de Charlie quand il s’agit de religion.

A ceux que l’attentat du 7 janvier 2015 révulsait, et qui avaient manifesté leur solidarité à l’hebdomadaire visé par les balles des assassins, M. Todd a reproché, pêle-mêle, d’être pro-européens, islamophobes et, comble de l’horreur, germanophiles. Ces outrances auraient pu sombrer tranquillement dans leur propre absurdité; mais elles venaient d’un homme intelligent, connu, talentueux, très introduit dans les médias, et dont l’ouvrage s’est d’ailleurs vendu à plus de 60.000 exemplaires.

Avec sensiblement moins de prestige et de talent, des personnages de moindre envergure ont relayé et vulgarisé cette „analyse“, y compris à la droite de la droite. De sorte que s’est installée dans une petite partie de l’opinion, souci de l’anticonformisme aidant, l’idée que le combat pour la laïcité en France, pourtant au cœur de la doxa républicaine, était ici entaché d’ostracisme à l’égard des musulmans, et qu’il ne fallait pas „instrumentaliser Charlie“.

„Un monde de trouille et de mort“

C’est aussi pour lutter contre cette dérive jugée par eux pro-islamiste que trois organisations militantes, la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), le Printemps républicain et le Comité Laïcité-République, ont organisé, dans le cadre de la commémoration de ce troisième anniversaire, une série de débats au cours desquels le philosophe Raphaël Enthoven s’en est vivement pris „à cet adversaire considérable qui confond la critique d’un dogme et le racisme d’un groupe humain, et met dans le même sac le dessinateur Cabu, tombé sous les balles des islamistes, et Jean-Marie Le Pen“. L’islamophobie reprochée aux défenseurs de Charlie et de la mémoire de ses onze journalistes mitraillés, s’est-il écrié sous les applaudissements, „c’est un mot scandaleux, une arnaque!“

Du côté officiel, en tout cas, la plus grande retenue a prévalu, comme il avait été souhaité par les proches des victimes. Le président Macron, entouré de son épouse, de la maire de Paris, Anne Hidalgo, et de quatre de ses ministres, s’est contenté de déposer une gerbe devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, après quoi il a été procédé à la lecture du noms des morts, et, après une minute de silence, a été joué la Marseillaise. L’ancien président Hollande a, de son côté, publié un tweet: „Il y a trois ans, des terroristes décimaient la rédaction de Charlie, assassinaient des policiers, et les clients d’un Hyper Casher. Nous ne devons rien oublier de ces terribles journées.“

Les survivants de la tuerie du 7 janvier 2015, il est vrai, ne risquent pas d’oublier – ils confessent même avoir du mal, souvent, à s’abstraire de cet effroyable souvenir, et de leurs camarades hachés par les balles des frères Kouachi. Et à supporter de plus en plus mal de devoir non seulement travailler dans un lieu ultra-protégé par la police, aux frais (élevés) de l’hebdomadaire, mais aussi mener une vie privée où l’obsession sécuritaire est tout aussi présente, jour et nuit. L’un d’entre eux, Fabrice Nicolino, grièvement blessé il y a trois ans, expliquait samedi : „ Le 7 janvier 2015 nous a propulsés dans un monde nouveau, fait de policiers en armes, de sas et de portes blindées, de trouille et de mort.“ Avant d’ajouter pourtant, en guise de consolation, ou peut-être plutôt de fidélité à la tradition Charlie „Est-ce qu’on se marre quand même? Oui.“