Métaphysique de la mort

Métaphysique de la mort

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Von Véronique Bergen

Plus qu’un spécialiste du dandysme, Daniel Salvatore Schiffer en est le penseur le plus inventif, ayant porté au rang d’un mode d’être philosophique ce que d’aucuns relèguent à tort dans la frivolité et le culte des apparences. Avec son „Traité de la mort sublime“ sous-titré „L’art de mourir de Socrate à David Bowie“, il nous livre une odyssée jubilatoire sur l’art de mourir.

Brassant une érudition qui voyage des romantiques allemands, d’Epicure, Montaigne, Baudelaire, Kant à David Bowie, Luchino Visconti, Andy Warhol, de la philosophie à la littérature, de la peinture au cinéma, Schiffer est parti de la mort de David Bowie (laquelle hante l’essai) pour construire une méditation sur l’apprentissage de la mort. De Platon à Cicéron, de Marc Aurèle à Montaigne ou encore Albert Caraco, la philosophie s’est définie comme propédeutique à la mort, questionnement de ce marqueur de notre finitude. Qu’on ne s’y trompe pas. Il n’y a rien de funèbre dans le questionnement de la mort, dernier tabou de notre culture.

Un requiem pour les temps modernes

Si David Bowie, son album testamentaire „Blackstar“ (sorti le jour de son 69e anniversaire, deux jours avant sa mort survenue le 10 janvier 2016), son clip „Lazarus“ (mettant en scène prophétiquement sa fin et sa résurrection), composent l’ombilic du traité, c’est au sens où le créateur de Ziggy Stardust, d’Aladdin Sane, d’Halloween Jack et autres doubles, travailla à faire non seulement de sa vie mais aussi de sa disparition une œuvre d’art. Le point commun qui relie les princes des dandys – Oscar Wilde, le quintet des B, Brummel, Byron, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, Bowie …–, Daniel Salvatore Schiffer le condense par leur volonté de faire de leur vie une œuvre d’art. Davantage qu’une boutade trempée dans l’humour, la confession de Wilde auprès de Verlaine „j’ai mis tout mon génie dans ma vie; je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres“ résume le dandysme comme mode d’être au monde.

Non une cosmétique extérieure, mais une ascèse, un choix existentiel entre stoïcisme et épicurisme. Si de nombreuses incarnations du dandysme connurent une fin tragique (Brummell, Baudelaire, Byron, Wilde …), David Bowie poussa l’esthétisation de son existence jusqu’à la mise en scène anticipée de son propre trépas et la création de son propre requiem dans le chef de „Blackstar“. En tant que manière d’exister, de penser, en tant qu’identité des convictions philosophiques et d’une façon d’être au monde, le dandysme porte en lui un rapport à la mort sublime, miroir de sa relation à la vie. La proposition du dandysme est conjointement celle d’une esthétique et d’une éthique au sens où celle-ci est corrélée à celle-là.

C’est en se penchant sur le dandysme crépusculaire qu’attirent les gouffres (notamment les musiciens rock, les écorchés vifs du club 27, décédés à 27 ans, Brian Jones, Jim Morrison, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Kurt Cobain, Amy Winehouse …), c’est en puisant dans les œuvres de Goethe, Yourcenar, Genet ou dans celles de Lou Reed, de Barbara ou encore Alain Bashung que Daniel Salvatore Schiffer déploie une constellation de l’“ars moriendi“ qui intrique la question de la finitude, de ce que Heidegger nommait l’être-pour-la-mort, les polarités nouées d’Eros et de Thanatos et l’expérience du sublime interrogée par Longin, Kant, Lyotard.

En dissociant dans la „Critique du jugement“ le beau du sublime, en caractérisant ce dernier par l’épreuve d’un trop grand qui dérègle les facultés, Kant a fourni les outils afin de penser l’art moderne et contemporain. S’emparant de l’informe, du chaos, sans le discipliner sous les grilles léguées par les formes classiques, les avant-gardes esthétiques ont délaissé la représentation rassurante du beau au profit d’une exploration du sublime. La question du sublime rejaillit sur la mort comme œuvre d’art dès lors que le sublime „élève l’homme au-dessus de sa finitude, le faisant ainsi sortir de sa condition naturelle“ (Daniel Salvatore Schiffer).

Un livre-somme qui fera date

Résolument moderne, ce traité s’aventure avec une joie toute nietzschéenne dans les parages du néant, dans les rites qui rythment la sortie de l’existence. Par ses allers et retour entre culture antique, classique et pop culture, il repère les artistes qui, à travers les siècles, ont fait de la pensée de la mort l’enjeu de leurs œuvres, de leur vie. Qu’elle soit vue tantôt comme vide, interruption radicale, tantôt comme au-delà, éternité, autre état, qu’elle soit le centre autour duquel gravite l’œuvre (Cioran), la borne métaphysique, l’expression de la finitude humaine, qu’elle soit défiée, courtisée, souhaitée, construite comme une œuvre ou approchée par la dérision (Boris Vian et son fameux „Quand je serai mort, je veux un suaire de chez Dior“), Daniel Salvatore Schiffer en déchiffre l’épreuve, le parfum d’abîme, mais aussi l’injonction au dépassement de toute négativité, l’appel à la résilience.

Tragédie de la mort, comédie du trépas, fugacité du de la vie avant que le rideau ne tombe, articulation de la liberté et du destin, de la nécessité … De Sarah Bernhardt qui se couchait dans un cercueil tapissé de soie afin d’apprivoiser la mort aux esthètes du suicide (seppuku de Mishima, suicides de Kawabata, Drieu La Rochelle, Jacques Rigaut, Stefan Zweig …), de la liturgie noire de Leonard Cohen, de l’outre-noir de Pierre Soulages à la glorification de la mort violente à la guerre (Drieu, Marinetti, le chantre du futurisme, Ernst Jünger, religion mystique du sacrifice de soi professée par les nihilistes, par les kamikazes actuels …), du monothéisme au bouddhisme, de la connexion intime entre art de vivre et art de mourir posée par Sénèque, Paul Morand … à l’analyse du refoulement de la mort, de sa présence, de sa vue dans nos société occidentales, Daniel Salvatore Schiffer questionne dans ce livre-somme qui fera date les relations à la mort, la dialectique que cette dernière noue avec la vie, les différences selon les lieux et les époques mais aussi les constantes anthropologiques.