Cycles de la violence

Cycles de la violence
Un Interview avec Elsa Rauchs, Myriam Muller, Garance Clavel, Ramzi Choukair et Jules Werner sur Blasted/Anéantis de Sarah Kane

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Le 24 février, „Anéantis“ („Blasted“) de la célèbre dramaturge Sarah Kane sera représenté au Grand Théâtre. La pièce plonge dans l’enfer de la violence d’un couple, à laquelle s’ajoutera ensuite celle d’un monde en guerre. Nous avons rencontré les quatre acteurs et la metteure en scène.

Tout comme la violence est un sujet pérenne qui a accompagné l’histoire du théâtre depuis toujours – l’on peut penser à „Titus Andronicus“, la première pièce de Shakespeare, et le viol de Lavinia, qui se voit couper les bras et la langue pour ne plus pouvoir désigner son violeur –, la question de sa représentation a depuis toujours intéressé le théâtre: au théâtre classique, la règle de la bienséance interdisait de montrer des choses qui puissent heurter les mœurs.

Dès sa première pièce, „Blasted“, la jeune dramaturge Sarah Kane, qui se suicidera à l’âge de 28 ans, repousse les limites du représentable en écrivant un texte dense, sombre, glauque, rythmé par des viols, autour de la relation entre Ian, un journaliste raciste, misanthrope, misogyne et agonisant, et Cate, sa jeune amante soumise. Au beau milieu de la pièce, le décor – un hôtel chic – se transforme, un soldat surgit et la violence ne semble faire que monter. Nous avons rencontré l’équipe, décontractée comme pour repousser au loin l’univers sombre dans lequel ils se meuvent au jour le jour.

Tageblatt: Comment vous y êtes-vous pris pour représenter la violence de la pièce?

Myriam Muller: Les pièces, on les monte un peu pour les faire siennes. Quand „Anéantis“ a été écrit il y a plus de vingt ans, c’était pour un autre théâtre que celui d’aujourd’hui. On vivait aussi dans un autre monde. Sarah Kane avait encore besoin de beaucoup secouer le prunier, de beaucoup choquer les gens. Elle avait certainement raison de ce faire. Mais on était alors à une époque où, pour parler des parallèles entre la situation d’alors – l’auteure s’est basée sur la guerre civile en Bosnie pour écrire cette histoire – et celle d’aujourd’hui – c’est la guerre civile en Syrie qui nous a donné envie de monter la pièce –, il n’y avait pas encore l’info en continu sur la télévision. Sarah Kane avait besoin de montrer qu’un journaliste devrait être obligé de témoigner de la violence qu’il observe.

Là, maintenant, on est inondé d’informations et de témoignages. C’est devenu presque trop, au sens où ça ne veut plus rien dire. Il y a encore un an, il y avait des marches blanches pour la Syrie – et maintenant, on est passé à autre chose. On ne peut plus traiter la pièce de la même façon dont on l’a traitée il y a vingt ans. Le théâtre est toujours générationnel et dans l’instant présent. Parfois on voit de très grandes mises en scène d’il y a quarante ans et on se dit que ça a quand même pas mal daté.

Quelle mutation dans la représentation de la violence pour cette pièce?

M.M.: Choquer pour choquer, traiter la violence pour traiter la violence, moi, ça ne m’intéresse pas. Quand on adopte aujourd’hui Shakespeare, on coupe dedans, on se l’approprie, on l’adapte au monde dans lequel on vit. Monter „Anéantis“ aujourd’hui, c’est parler de la violence entre un homme et une femme. Evidemment, c’est lui, Ian, le méchant. Mais on s’est rendu compte, alors qu’on travaillait sur la pièce, que pour avoir un bourreau et une victime, il faut être deux, surtout dans une chambre d’hôtel – car Cate vient voir Ian de son propre gré, en connaissance de cause. On a cherché à rendre ce rapport de domination moins binaire.

La vraie violence dans la pièce est plus diffuse qu’elle n’est offerte. On n’a pas besoin de faire du théâtre pour montrer que le monde est brutal: ça on le sait. Ce sont les questions que la violence de la pièce soulève qui m’intéressaient: Comment une femme peut-elle de plein gré vouloir subir de tels outrages? Et, à une échelle plus grande: comment les gens peuvent-ils accepter que le monde soit aussi violent? Qu’on puisse oublier la Bosnie pour passer à la Syrie et que dans vingt ans, on en racontera une autre, d’histoire. La même. J’ai aussi voulu parler de rédemption et de pardon. Mais pour qu’il y ait rédemption et pardon, il faut qu’il y ait eu violence.

Comment avez-vous dosé le rapport entre le côté cru de la violence et l’ambiance un peu irréaliste de la pièce?

M.M.: La pièce de Sarah Kane est très peu réaliste, même si, chez nous, le jeu des acteurs l’est, pour éviter une stylisation de la violence. Il y a, dans cette pièce, des virages insensés assez incroyables: on est dans une chambre d’hôtel à Leeds, puis un soldat arrive, puis il y a une bombe qui explose, puis on est dans un no man’s land. Au-delà de toutes les analyses qu’on peut faire, il faut dire qu’on ne s’ennuie pas une seconde.
Nous, on intellectualise ces choses – c’est peut-être une déformation professionnelle –, mais pour le spectateur, c’est un véritable voyage. On passe d’un décor hyperréaliste à quelque chose de beckettien en un rien de temps, on perd le sens de la temporalité, les personnages le perdent d’ailleurs aussi, on finit par avoir l’impression que l’action de la pièce s’étend sur dix ans.

Elsa Rauchs: En même temps, même si la temporalité de la pièce est comme dilatée, il y a une énorme précision dans les échanges, même si Jules n’est pas d’accord et pense qu’il y a plein d’imprécisions. Il y a un tac-tac rythmique dans les dialogues, une économie dans les paroles qui jure peut-être avec le fait qu’il n’y a pas d’économie dans les moyens.

M.M.: Il y a des choses qu’on essaie de comprendre, mais parfois il faut juste assumer que ça se passe comme ça et point barre. Il faut accepter cela comme faisant part des étrangetés de la vie. En fin de compte, il s’agit d’une pièce tout simplement étonnante. Du coup, on a choisi une mise en scène irréaliste, puisqu’on a une narratrice, incarnée par Garance, qui joue les didascalies.

Comment faire pour les jouer?

Garance Clavel: En les incarnant. Je ne raconte pas juste l’histoire: on se rend peu à peu compte que je deviens un personnage à part entière de la pièce. Je ne viens pas gratuitement raconter cette histoire. Il s’avérera que je suis la femme du soldat qui pénètre dans la chambre d’hôtel au milieu de la pièce, légitimant de la sorte que je raconte l’histoire, que je cherche à la mettre en scène. Du personnage de la narratrice, je passe au statut d’un personnage qui existe dans la fiction.

Avez-vous dû procéder à des changements dans le texte pour transformer les didascalies en personnage?

G.C.: Eh bien, justement, non.

Jules Werner: On a fait des coupures et on a choisi à quel moment ça fait sens de les faire dire. Il y a des moments, et je pense que cela répond à ta question de la représentation de la violence, où on a pensé qu’on pouvait tout aussi bien raconter la violence plutôt que de la montrer. On joue tout, on n’omet rien, mais c’est peut-être le focus qui part ailleurs pour montrer la violence.

M.M.: Il ne faut pas oublier que cette figure de la narratrice, cette femme du soldat, a subi de la violence. Sa perspective est filtrée par une perception du monde qui est elle-même violente. En insérant cette figure supplémentaire, la violence de la pièce devient encore plus cyclique: Col, la femme du soldat, a subi de la violence, raison pour laquelle le soldat la répète sur Ian qui, à son tour, brutalise Cate.

Ramzi Choukair: On comprend que ce personnage, c’est ma femme, mais c’est aussi l’œil même de la metteure en scène. L’objectif, c’est de montrer d’où vient la violence et comment l’éviter. Etant donné le contexte actuel dans lequel s’inscrit la pièce, avec la guerre en Syrie et, en Occident, la dénonciation des harcèlements sexuels, chacun verra peut-être différemment ce personnage.

M.M.: C’est aussi une figure qui oscille entre différents statuts. À un moment, elle est Col, la femme du soldat, et l’instant d’après, elle redevient la narratrice.

La pièce est très peu économique dans l’évocation de la violence – un bébé est dévoré, il y a des viols – alors qu’il y a un certain dénuement dans les paroles. Comment avez-vous vécu ce contraste?

R.C.: Il y a beaucoup de musicalité dans la pièce. Les personnages ne parlent pas comme on parlerait dans la vraie vie. Mais j’ai constaté la même chose en rencontrant des amis qui viennent actuellement de la Syrie. On dirait qu’ils ne sont pas là, en Occident, qu’ils sont encore à l’autre bout du monde. Ils n’arrivent pas à s’en débarrasser.

Mon frère a préféré rentrer à Damas. Quand je lui demande ce qu’il y fait, il me répond qu’il vit, qu’il vient de rentrer d’une boîte. Il m’enjoint d’arrêter de regarder la télé, qui propage la crainte et l’inquiétude. Il me dit entendre des bombes à un ou deux kilomètres. Pour lui, c’est un peu loin. Même de là où je me trouve maintenant, je ne trouve pas ça loin. Le côté décalé dans les dialogues, dans la pièce, en fin de compte, n’est pas irréaliste du tout. Pour moi, en tant que Syrien, la pièce n’est pas violente. C’est douloureux de le dire, mais on a vu et vécu pire.

C’est vrai qu’en lisant la pièce, on ressent que sa violence, qui pourrait paraître hyperbolique, extrême, comme issu de la vision ultrasombre de Sarah Kane, est de fait devenue réaliste … Le choix de mettre en scène cette pièce en 2018 est-il politique?

R.C.: J’aimerais répondre à cette question en tant que Syrien. Il y a toujours des raisons pour lesquelles on monte un spectacle. A mon avis, la mise en scène d’„Anéantis“ ne sert pas à faire voir la violence, mais à montrer aux sociétés qu’il ne faut pas s’engager là-dedans. On n’a pas compris comment la Syrie a pu basculer aussi vite dans la violence. Il y a eu un temps dictatorial basé sur la religion et sur la répression militaire, un monde régné par les interdits. Quand la révolution a commencé, c’est parti dans tous les sens. Moi, à présent, j’ai la capacité de supporter la violence beaucoup plus que vous Occidentaux. Parce que j’y ai pris l’habitude. Ça fait sept ans que cette violence perdure en Syrie. Il y a des gens qui sont nés là-dedans, des gens qui ne connaissent que ça.

Ma fille est née pendant la révolution. Elle a six ans. Ça fait partie de la culture de cette génération. Pour cette dernière, il n’y a pas d’extérieur à la guerre, à la violence. Leurs jouets, ce sont des grenades. Ils ont créé un autre monde, un monde pétri de violence. Le fait qu’on trouve des clochards qui dorment par terre en Europe: c’est une violence, ou tout du moins un potentiel de violence dont les gens en se rendent pas compte. Même dans un pays aisé et en paix, je pense qu’il est tout à fait crucial de montrer la violence inhérente au monde dans lequel nous vivons.

Le fait que la violence, au départ, paraît distante et qu’après, avec le surgissement du soldat, elle gagne l’hôtel, n’est pas innocent. A un moment, Ian dit: „Il y a pas de plaisir dans une histoire de nègres, personne n’en a rien à foutre.“ Notre sens de l’empathie, ou tout simplement notre intérêt pour l’autre – quand il ne s’agit pas d’un pur et simple sensationnalisme médiatique – s’arrête-t-il en Occident?

M.M.: Le personnage de Ian, qui est à la limite de l’extrême droite, qui semble patauger dans des affaires paramilitaires bizarres, est confronté tout à coup à un paysage en décombres avec un soldat syrien qui surgit dans son hôtel à Leeds. Le fait est qu’en lisant le texte, on s’est dit que ça ne se passe pas ailleurs, précisément.
Dans un sens, on est en guerre: il y a toutes ces vagues d’attentats, il y a une incompréhension sociale très forte, en France, partout en Europe, entre musulmans et catholiques, entre les riches et les pauvres. On a créé un monde où on a empêché certaines gens de devenir des citoyens. Demain, s’il y avait une guerre civile, on ouvrirait grand la bouche, mais ça ne serait pas impossible. Les tensions sont là, les clochards sont dans la rue et un jour, quand les gens n’auront plus rien à perdre, ils vont se révolter.

Quel est l’effet de plonger pendant dans des semaines et des mois dans un tel univers, noir, sombre, sans espoir?

E.R.: La pièce constitue une façon très active de se confronter à un certain nombre de choses qui nous sont cachées. Nous, dans nos cercles hyper-privilégiés et hyper-éduqués, au Luxembourg, on échappe tout le temps à toutes les formes de violence, de quelque nature qu’elles soient. C’était d’un intérêt accru pour moi de me retrouver dans la situation de mon personnage, qui se trouve dans une chambre d’hôtel avec un type très violent – parce que c’est tellement loin de mon monde, de ma vie qu’il m’importait de le vivre dans le théâtre pour essayer de comprendre. Au bout d’un moment, on finit par s’habituer, par ne plus trouver ça aussi violent. On finit par comprendre pourquoi Cate est là, on comprend qu’elle l’aime.

M.M.: Je pense que ça a aussi à voir avec la façon dont on a choisi de la monter, la pièce: si on avait fait en sorte qu’elle n’est qu’une pauvre petite chose et lui un monstre ignoble, ça aurait donné un résultat différent. On connaît de telles histoires, des relations à la limite du S&M, où ça tourne à la manipulation. Mais si tu veux vraiment aller au bout de cette histoire, il faut la rendre réaliste dans le sens où il faut montrer que ça vient des deux côtés. Et c’est là que ça devient vraiment dérangeant. Comment ça se fait qu’une jeune fille vienne voir un tel type dans une chambre, qu’elle revienne, qu’elle se fasse traiter de façon ignoble, pendant des années et des années?

E.R.: Il y a une certaine jouissance dans leur relation, une certaine dépendance.

Le texte parle beaucoup d’amour – Ian répète à bout de champ qu’il aime Cate.
Y a-t-il de l’amour entre ce couple?

J.W.: Ian veut la posséder, c’est clair. Mais il y a son côté „James Bond“, son côté enrôlé dans le paramilitaire qui fait qu’il devient paranoïaque, à quoi s’ajoute le fait qu’il n’a aucune relation avec son ex-femme. C’est un homme qui cherche une bouée de sauvetage.

M.M.: S’y ajoute le fait qu’il est en train de mourir, aspect aussi très important. Il y a cette mort qui plane. Il faut voir que Sarah Kane a un côté sulfureux. Il y a plein de gens qui n’ont jamais lu Sarah Kane et qui ne connaissent d’elle que son écriture des scènes de viol, les fellations forcées, alors qu’elle est, à mon avis, un grand auteur, qui raconte beaucoup plus que juste ces scories de violence sexuelle. J’espère que les gens ne seront pas rebutés par cette réputation, qui est un peu fausse.

E.R.: Je pense que Sarah Kane nous lance le défi de regarder au-delà de la violence. C’est comme si elle nous posait un tas d’ordures, avec plein de trucs dégueu, et nous invitait à aller fouiller là-dedans et de nous demander ce qu’il y a derrière et d’où ça vient.

Cet émoussement de la violence, sa banalisation, c’est quelque chose qu’on observe aussi avec les attentats et leur couverture médiatique …

R.C.: Lui, Ian, il est rentré dans le système, comme tous les journalistes. Nous, en tant que Syriens, on sait que tel média est pour la révolution, tel autre s’y oppose. Les médias font marcher la guerre parce que ça fait circuler l’argent. Il y a une critique du sensationnalisme journalistique alors même qu’un des reproches qu’on fait à Ian, c’est de voir la vérité de la violence mais de ne pas l’écrire.

Jules, le personnage de Ian est ignoble – d’entrée de jeu, il est raciste, gratuitement méchant, il rit après avoir dicté un article sur l’assassinat atroce d’une touriste britannique. Comment t’y es-tu pris pour lui donner corps et voix? Demeure-t-il une part d’humanité à ce personnage devenu comme aseptisé à force d’avoir été confronté à la violence?

J.W.: J’adore, c’est libérateur (rires). Trêve de plaisanteries: je pense qu’en tant que comédien, il faut essayer de comprendre pourquoi ce personnage est tel qu’il est. Après, ça n’excuse rien. Comprendre ne veut pas dire excuser. Ian est horrible et dégueulasse. Il ne faut pas aller chercher la sympathie chez le spectateur. Mais ce qui est intéressant, c’est la codépendance entre Cate et Ian, qui s’entredéchirent. Mon personnage n’a pas d’excuse, mais il faut lui chercher de la profondeur.

Elsa, comment conçois-tu le personnage de Cate, qui se fait traiter de tous les noms par Ian? Si on la compare un peu aux personnages féminins de „Révolte“, ça a tout de l’antithèse? Quelle force pour le personnage de Cate?

E.R.: La difficulté chez Cate, c’est de trouver un équilibre entre soumission et assurance. Il faut naviguer entre ces deux versants.

M.M.: Il faut dire que „Révolte“ est une collection de sketches, alors que là, c’est des vraies gens, ce qui complexifie tout. Et qui rend les choses beaucoup plus dérangeantes. Chez Cate, c’est la soumission volontaire, l’aspect consentant qui fait qu’on se sente mal à l’aise.