Védrine: „Le pétrole? Non, c’est pire que ça“

Védrine: „Le pétrole? Non, c’est pire que ça“

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Ancien ministre des Affaires étrangères sous Lionel Jospin et pendant 19 ans au sein du pouvoir en France, Hubert Védrine mène aujourd’hui une entreprise de conseil en géopolitique. Jeudi dernier l’auteur de plusieurs ouvrages sur la politique internationale et européenne s’était déplacé au Luxembourg sur invitation de la Fedil qui fêtait ses 100 ans. Une interview.

Tageblatt: Comment qualifierez-vous la situation actuelle au Moyen-Orient? A quand remonte, selon vous, le désordre actuel?
Hubert Védrine: Il y a globalement une situation désastreuse dans tout le Moyen-Orient. Mais aucune des puissances en lutte ne peut s’imposer complètement. Ni l’Iran, ni l’Arabie, ni la Turquie et encore moins l’Egypte ou Israël. Donc ça peut durer très longtemps, avec des hauts et des bas. A un moment c’est le groupe shiite qui paraît l’emporter, à un autre c’est le groupe sunnite. Tout cela constitue un élément d’aggravation dans la durée. Et d’autre part, contrairement à d’autres époques de l’histoire, aucune puissance extérieure ne peut imposer complètement sa loi, donc ne pas refaire ce qui s’est fait en bien et en mal en 1920. Donc on a fait une sorte de désagrégation qui s’aggrave sur le coût de plusieurs choses. Il y a évidemment eu l’erreur majeure qui est celle des Etats-Unis en 2003.

Mais il n’y a pas que cela…
Evidemment non. Il y a des phénomènes antérieurs. C’est à partir de la révolution islamique en 1979 que les Saoudiens ont paniqué et ont essayé de réveiller une influence saoudienne et donc wahhabite dans toute la région et quasiment partout dans le monde où il y a des musulmans. Cela a alimenté cet affrontement gigantesque au sein de l’Islam entre disons l’Islam normal ou modéré et puis les formes extrémistes, donc le salafisme qui peut conduire au djihadisme, qui peut conduire au terrorisme. Donc déjà il faut remonter en 1979, et après il y a eu énormément de péripéties qui chaque fois ont été aggravantes. Mais dans la durée l’autre phénomène c’est que, progressivement, les nationalistes israéliens les plus durs, sous la forme nationaliste ou religieuse, ont finalement complètement dominé le jeu en Israël et leur influence sur les Etats-Unis est devenue gigantesque, par l’intermédiaire du congrès. Les rares présidents américains qui ont tenté de résister à ça étaient coincés en fait. Tout cela fait partie du tableau. Mais tout ne s’explique pas par Israël, il y a d’autres facteurs. Dans ce contexte, il est vrai que spécifiquement l’intervention américaine en Irak était une faute grave, la politique qui a suivi après était une faute aussi grave.

Dans quel sens?
Souvent on ne distingue pas les deux mais ce sont des choses distinctes. S’ils étaient intervenus pour renverser Saddam Hussein tout en réussissant à mettre en place un système de cohabitation correct entre les sunnites et les shiites le jugement aurait été plus modéré. Mais ce n’est pas le cas. Dans un premier temps il y a eu un gouvernement shiite, majoritaire en Irak, mais qui s’est comporté de façon sectaire et qui a fini par entraîner le mariage contre nature entre l’ancienne armée de Saddam Hussein, rejetée dans le néant, et les débris d’Al-Qaïda donc Daech. C’est un effet de cycle dont on n’est pas sorti et qui aurait pu être empêché par une politique américaine moins absurde – mais tout ça ce ne sont pas des explications alternatives, tout s’enchaîne, tout se combine. En plus on a des Européens qui sont toujours alimentés par des tas d’idées sympathiques mais dont les volontés sont désemparées devant cette situation. Le dernier élément qui s’ajoute à ce tableau c’est Trump et plus précisément l’alliance stratégique Trump – son gendre Kushner –, Netanyahu et le Saoudien Ben Salmane.

Une alliance qu’on pourrait qualifier de folle …
Pour eux elle ne l’est pas. C’est une alliance anti Iran. Et on a la révélation de quelque chose que les spécialistes connaissent depuis très longtemps et qui n’était pas apparente, c’est que les pays arabes se fichent totalement des Palestiniens. Au Maghreb, qui est très loin et pas dans le même jeu, les opinions publiques sont très chauffées pour les Palestiniens. Mais dès qu’on est dans le Moyen-Orient, ce n’est plus le cas. Il y a donc en plus de tout ce que j’ai décrit la tentative actuelle de cette alliance Trump-wahhabite-Likoud à la fois contre l’Iran – alors jusqu’où vont-ils aller, c’est une question. Et de l’autre part on ne veut plus parler de l’affaire palestinienne. Il faut que les Palestiniens se résignent à une solution „Afrique du Sud“. De toute façon ils n’ont pas le choix, c’est comme ça. Voilà le tableau.

Y a-t-il des sorties en vue?
La première question est jusqu’où va aller l’alliance dont j’ai parlé. Va-t-elle aller jusqu’à un affrontement avec l’Iran? Aujourd’hui on ne peut pas l’exclure complètement et ce serait une aggravation spectaculaire. Qui en plus aurait l’immense inconvénient de renforcer en Iran les plus durs. Donc tout le processus engagé depuis des années avec Rohani que Khamenei a laissé élire même si ce n’était pas sa ligne, mais dans l’espoir qu’il y aurait un accord qui permettrait à l’Iran de revenir dans le jeu international. Tout cela serait mis par terre et favoriserait la ligne pasdaran la plus dure. Ce qui livrerait des prétextes, en face, aux Arabes sunnites les plus durs. Evidemment, du point de vue Likoud, ce serait formidable d’avoir un affrontement entre le régime iranien et les régimes sunnites. Pour le reste il n’y a que des questions: y aura-t-il une sortie possible de la crise en Syrie? Ce n’est pas du tout évident … C’est un tableau horrible. Et c’est dur à vivre pour les Européens qui ont cru longtemps qu’ils y avaient un rôle spécial à jouer.

Alors, qu’en est-il de ce rôle?
D’abord, en réalité les Européens n’ont jamais eu ce rôle. Mais il y avait une vision optimiste qui date de la fin de l’Union soviétique, la croyance dans la communauté internationale. Mais ça ne correspond pas à une réalité, pas encore. Donc à un moment d’optimisme, l’Europe a cru que sans avoir besoin de devenir une puissance au sens „hard“ elle pourrait changer les choses dans le monde par les normes, par la démocratie et bien d’autres choses qui sont bien sympathiques et bien intentionnées. Mais le monde ne marche pas tout à fait comme ça. On n’a jamais eu un rôle aussi grand que ce que l’on croit, mais on croyait que c’était le cas. Et maintenant, les Européens sont confrontés à une situation et je crois que c’est évident à n’importe quel Conseil européen et à n’importe quelle réunion des ministres qu’ils sont et impuissants et divisés.

Que pensez-vous de l’intervention militaire turque contre les Kurdes dans le Nord de la Syrie?
Pour la Turquie l’objectif numéro un n’a jamais été de lutter contre le terrorisme mais d’empêcher la création d’un Kurdistan indépendant. Pour Ankara la création de zones kurdes en Syrie qui peuvent se rejoindre avec la zone kurde de l’Irak est intolérable. La Turquie c’est comme ça. Les Américains, eux, ont réalisé qu’ils ont quand même besoin de la Turquie. Même avec un Trump ils ne vont jamais dire, si vous continuez à intervenir contre les Kurdes on ne veut plus de votre alliance. Erdogan a donc une marge de manœuvre assez grande. D’autre part il a un pouvoir de chantage énorme sur l’Europe dans la gestion des flux migratoires. On voit bien comment Mme Merkel avait été obligée à être imprudente, généreuse mais imprudente, comment elle a pu être obligée à aller supplier Erdogan. Donc quelle que soit l’entrée dans le sujet Moyen-Orient cela met en évidence une grande impuissance collective mais avec des acteurs particuliers qui ont une vision bien précise. Erdogan, Netanyahu et Ben Salmane savent ce qu’ils veulent. A tort ou à raison.

Et la Russie dans tout cela?
Elle est présente, mais ce n’est pas central. Les Occidentaux se sont beaucoup trompés sur la Russie depuis 25 ans. Ils ont cru qu’elle avait disparu. La Russie a été traitée avec négligence, désinvolture, parfois avec mépris et il y avait beaucoup de maladresse occidentale. Il faut être très ferme avec la Russie, il ne faut pas être aveugle, il faut être dissuasif. Mais on n’était pas obligé d’accumuler les promulgations depuis 25 ans. Et finalement la Russie a démontré qu’elle a gardé quand même un pouvoir de blocage, notamment en Syrie. Ce n’était d’ailleurs pas une découverte. On pouvait penser dès le début du conflit que la Russie ne laisserait pas tomber sa dernière implantation extérieure. Mais cela ne fait pas de la Russie un vecteur global, c’est un acteur parmi d’autres. Même les Etats-Unis ne peuvent pas imposer leur plan global.

Peut-on encore parler de l’hyperpuissance des Etats-Unis comme vous l’aviez fait dans les années 1990?
Ils l’ont eue pendant dix ans. Le 11 Septembre et la montée de la Chine ont tout changé. Maintenant les Américains sont profondément perturbés par le fait de ne pas avoir une maîtrise du complet du jeu international. Ils n’ont plus le monopole. En 2001, 2002 les Etats-Unis, c’était mon sentiment, étaient obsédés de l’Irak. Pour des raisons un peu irrationnelles. Il y avait toute une sorte de lobby au sein du système américain pour casser l’Irak. Il y avait déjà l’influence d’Israël, mais pas seulement ça … C’était plus compliqué.

Le pétrole a toujours joué un rôle important dans le Moyen-Orient. Mais était-ce la seule raison pour une intervention américaine dans la région?
A mon avis non. C’est plutôt du machisme américain. Si les Etats-Unis avaient voulu le pétrole irakien ils auraient envoyé un messager, par exemple Donald Rumsfeld qui connaissait bien Saddam Hussein, en lui disant: on lève les sanctions si vous nous réservez 90 pour cent du pétrole. Et Saddam Hussein aurait bien sûr accepté. Il faut expliquer aux gens qu’il est faux de croire que tout est caché, tiré par des ficelles, que c’est toujours le pétrole. C’est idiot. Non, c’est pire que ça en fait. Ce n’est même pas rationnel. Ce n’est même pas un raisonnement économique cynique. Bref, en printemps 2001 je suis frappé par ça et je dis à Chirac et ensuite à Jospin que les Américains allaient nous embêter sur l’Irak et que je ne savais pas ce qu’ils allaient faire mais qu’ils étaient obsédés. C’était bien entendu avant le 11 Septembre. Après cette date, je n’étais pas tellement étonné de voir la machine américaine s’orienter sur l’Irak – même si cela n’avait aucun rapport avec le 11 Septembre.

Quel rôle l’Europe joue-t-elle?
La situation actuelle en Moyen-Orient est particulièrement pénible pour les Européens. Ils sont quand même porteurs depuis d’antan d’idées, de solutions. D’abord sur le conflit israélo-palestinien. Bon, cela n’a pas vraiment marché. Ils avaient beaucoup cru dans les printemps arabes, cela n’a pas marché non plus. Sur l’Iran, ils ont joué plutôt le jeu sur l’accord Obama, mais le paysage c’est complètement l’inverse de ça. Question pour l’Europe d’aujourd’hui: est-ce qu’elle baisse les bras en disant on a fait ce qu’on a pu, ce n’est pas de notre faute et on n’y peut rien? Evidemment, c’est dur à accepter, pour des raisons de principe, et puis l’Europe croit tellement qu’elle incarne quand même quelques valeurs morales particulières et qu’elle ne peut pas assumer cela. Si les Européens étaient plus courageux ils n’accepteraient pas la destruction finale du processus de paix par Trump et Netanyahu et non plus le scénario de l’Afrique du Sud. C’est trop dangereux, c’est trop choquant sur le plan humain, c’est contraire à tous les principes de droit international, c’est contraire à tout ce qu’on a fait depuis trente ans, c’est totalement cynique et ce n’est même pas du cynisme qui casse. Donc non, il faut maintenir une expression forte.

Mais l’Europe ne parle pas d’une seule voix sur ce sujet …
Il faudrait être capable de le dire d’une façon homogène. Ce qui n’est pas le cas. On a des pays qui sont soit terrorisés par Trump, soit alignés sur Netanyahu. La première chose à faire c’est d’empêcher ce scénario. Il y a deux ou trois petits pays qui sont sous l’influence directe, les pays baltes par exemple. En tout cas, si l’Europe et si les Européens veulent être utiles à quelque chose, il faut suivre l’idée d’une solution à deux étapes. Au moins sur le plan des principes pour éviter que le désespoir palestinien soit encore plus grand. Cela veut dire ne pas accepter le plan Trump-Netanyahu-Arabie. Cela n’empêche pas de dire du côté palestinien qu’ils ont besoin d’une vraie révolution démocratique, avec des dirigeants nouveaux, etc. Mais une expression européenne forte en convainquant les pays européens lâches serait une première chose. Deuxièmement, je pense qu’il faut sauver l’accord avec l’Iran.

Est-il en réel danger?
Oui, il y a des forces à Washington et à Téhéran qui veulent le faire sauter. Il faut l’affirmer et il faut être très net: nous appliquerons l’accord, même si les Etats-Unis veulent le torpiller. Mais c’est compliqué parce que les Etats-Unis ont un pouvoir de représailles qui est très dangereux et qu’ils utilisent depuis des dizaines d’années avec des sanctions bilatérales. C’est un scandale absolu mais le monde entier couche devant ça. En tout cas, il y a une expression très forte à avoir et une mise en pratique. C’est-à-dire il faut trouver un moyen de financer les relations économiques normales avec l’Iran sans être vulnérable aux représailles américaines. A condition que les Iraniens appliquent bien l’accord bien sûr. Toujours sur l’Iran mais même plus grave, il ne faut pas se laisser embarquer dans une espèce de fuite en avant du Likoud et des Saoudiens contre l’Iran. On ne peut pas exclure qu’ils cherchent un affrontement avec l’Iran. En plus il y a la politique du pire: on ne veut pas de l’accord, on veut affaiblir Rohani, en ne lui donnant rien et le peuple est mécontent. Mais cela fait remonter les Pasdarans, ce qui justifie notre opposition dans la sorte qu’on n’a plus rien à faire avec ces gens-là – c’est un engrenage totalement dangereux. En français on dit, celui qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. C’est une politique du pire méthodique. A mon sens, les Européens devront avoir la force de le dénoncer et faire un effort gigantesque en apportant des idées sur la sécurité entre l’Iran et l’Arabie. Il s’agit donc d’inventer une conférence régionale sur la sécurité au Moyen-Orient. Il faut montrer aux Israéliens et aux Saoudiens qu’on n’est pas inconscients par rapport au danger iranien même s’ils exagèrent le danger iranien. C’est cela la vraie politique étrangère, ce n’est pas seulement des déclarations de principe ou de morale.

Une telle politique est-elle en train de se réaliser?
Non, pas du tout. La France essaie, mais ça marchera seulement si elle est suivie.